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Morosini quitta le musée, fit un tour dans les ruelles populeuses de la vieille ville, s’installa pour boire un café dans l’une de ces échoppes où il n’y avait que des hommes, assis placidement par groupes de trois ou quatre ou même seuls, regardant passer le temps en égrenant d’une main un chapelet d’ambre, cependant que l’autre maniait paresseusement un chasse-mouches. Quelle que soit la saison, ces dernières sévissaient au Caire où elles trouvaient de quoi s’occuper aux nombreux étals de fruits, de pâtisseries dégoulinantes, de fleurs, d’épices et autres denrées appétissantes.

L’ensemble était plein de pittoresque, cependant il ne s’y attarda pas, attentif à se soustraire aux bandes de gamins toujours prêts à fondre comme un essaim d’abeilles sur l’étranger bien habillé aventuré sur leur terrain. Aldo leur abandonna toute sa monnaie et rentra à l’hôtel boucler ses bagages.

Le soir venu, il prenait le train pour Louqsor…

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La maison sous les Palmes

Les wagons-lits égyptiens n’avaient que de lointains rapports avec ceux de l’Orient-Express ou du Train Bleu, mais ils offraient tout de même un honnête confort et Aldo, après avoir déposé ses soucis dans le porte-bagages, y dormit comme un enfant jusqu’à ce que la cloche du préposé l’appelle au petit déjeuner qu’il prit en ayant l’impression inattendue d’être en vacances. Le train remontait un Nil étincelant, bleu sous le soleil matinal entre ses berges d’un joli vert tendre d’où jaillissaient des villages blancs, de grands palmiers chevelus, des norias chargées d’apporter l’eau jusqu’aux cultures, toute une population d’hommes, en blanc pour la plupart, de femmes voilées de noir, d’enfants multicolores, de bœufs beiges et d’attendrissants ânes gris. Parfois surgissait un cavalier lançant son cheval dans une course contre la longue chenille de bois et d’acier pour s’arrêter un peu plus loin en adressant des gestes de triomphe et un sourire vainqueur. Sur le fleuve s’égrenaient de petits ports, des barges lourdement chargées, des lavandières, des pêcheurs et des barques. On vit aussi deux de ces bateaux de croisière transportant voyageurs et touristes nonchalants depuis le Delta jusqu’à Assouan, relayés ensuite, franchies les cataractes, vers Khartoum et le Soudan.

La majorité de ces paisibles promeneurs partaient de Louqsor pour emmener les touristes à Assouan en trois jours… alors que le chemin de fer s’y rendait en trois heures… mais il y avait tant à voir !

Arrivé à destination, Aldo se jeta dans une calèche et se fit conduire au Winter Palace dont le bâtiment blanc étalait ses jardins sur une corniche dominant le fleuve entre le temple de Louqsor et celui de Karnak, les merveilleux vestiges de Thèbes aux cent portes qui fut capitale d’un empire. Alors qu’au Caire la civilisation de l’islam primait, là, les pharaons reprenaient le pouvoir. Plus de pyramides cependant, la clef de leur éternité se cherchait dans les proches Vallées des Rois et des Reines et le culte de leurs dieux dans les temples, sans doute en ruine mais encore capables d’écraser le mortel sous leur majesté.

Quand sa voiture le déposa devant l’hôtel où s’affairaient déjà grooms et bagagistes, Aldo vit accourir le directeur – du moins supposa-t-il que c’était lui en voyant qu’il portait jaquette noire et pantalon rayé –, un Anglais à l’œil bleu et au cheveu rare qui semblait étrangement ému en se précipitant à sa rencontre :

— Prince Morosini, je présume ?

— Vous présumez bien et vous êtes ?

— Falconer, je dirige cet établissement et je vous attendais avec impatience. Oh, Excellence, c’est le Ciel qui vous envoie… Venez ! Venez vite !

— Ce serait plutôt M. Vidal-Pellicorne, mais que se passe-t-il ?

— Nous sommes au bord de la catastrophe ! Je redoute grandement que ces gentlemen ne s’entretuent ici… dans ma maison !

Aldo ne tergiversa pas à demander de qui il s’agissait. L’un desdits gentlemen ne pouvait manquer d’être Adalbert, en train de régler une fois encore un compte épineux. D’ailleurs, à mesure que l’on se rapprochait de l’hôtel, on reconnaissait nettement sa voix formidable dominant une sorte de glapissement d’où surgissait par intermittence un son strident. La scène du drame se tenait au salon, prolongeant le bar où, sous l’œil de quelques clients, intéressés par cet épisode pugilistique plus courant dans un bouge à matelots que dans un palace, Adalbert, le visage congestionné, en proie à une fureur sacrée, tentait d’étrangler un inconnu, garçon longiligne et rousseau qui, en actionnant maladroitement bras et jambes, essayait de se débarrasser de lui :

— Tu vas parler, salopard ! Que tu m’aies volé, ridiculisé, passe encore mais, elle, tu vas me dire ce que tu en as fait…

Aldo jugea qu’il était, en effet, grand temps d’intervenir. Il se lança dans la mêlée pour tenter de libérer la victime :

— Lâche-le ! Comment veux-tu qu’il parle si tu l’étrangles ?

— Laisse-moi régler ça ! gronda l’archéologue. Ce bougre de salaud a dépassé les bornes… Tu parles, toi ? Où est-elle ?

Le cou coincé entre les doigts d’Adalbert, la victime esquissa un geste d’impuissance, à la limite de l’évanouissement…

— Tu vas l’occire, sacrebleu ! Tu veux être pendu ?

— Occupe-toi de tes oignons !

— Dans ces conditions…

Aldo prit un léger recul, puis son poing droit partit comme une catapulte en direction du menton d’Adalbert qu’il ne mit pas groggy mais fit vaciller suffisamment pour permettre de lui arracher une proie pantelante qui s’étala sur le tapis en essayant de reprendre son souffle.

— Aidez-le, vous autres ! lança Morosini au groupe de curieux. Vous ne pouviez pas intervenir au lieu de rester là à compter les coups !

— No ! s’écria un vieux gentleman typiquement britannique au teint de brique, cheveux blancs et yeux bleu faïence. Quand deux gentlemen règlent leurs comptes, on ne doit pas s’en mêler. Seulement veiller à ce que le combat soit correct !

— Correct ? Les règles du marquis de Queensbury ont bien changé, dans ce cas ! Je n’imaginais pas qu’il fût permis de tordre le cou à son adversaire comme celui d’un poulet ? Maintenant, permettez ? J’ai à faire !

Le directeur, lui, n’avait pas perdu de temps. Aidé du barman, il emportait l’ennemi dans un coin plus tranquille afin de lui prodiguer les soins nécessaires. Vidal-Pellicorne, de son côté, reprenait lentement ses esprits dans le fauteuil de rotin où une bourrade l’avait poussé quand il s’était mis à chanceler, l’œil soudain vague. Aldo lui tapota les joues. Il allait s’élancer vers le bar pour chercher un remontant mais stoppa net en voyant à son côté le vieux gentleman armé d’un verre de whisky qu’il lui tendait sans un mot. Aldo sourit :

— Oh, merci, Sir ! C’est juste ce qu’il lui faut !

L’autre, cependant, se présentait en claquant les talons :

— Colonel John Sargent ! En retraite du 17e Gurkas !

Aldo abandonna Adalbert pour une brève inclinaison :

— Prince Aldo Morosini, de Venise. Antiquaire. Excusez-moi si j’ai été un peu vif !

On se serra la main puis on revint à Adalbert qui, sous l’effet de l’alcool, remontait à la surface sous le regard attentif des deux autres. Finalement, il se redressa :

— Où est-il ? grogna-t-il.

— Ah, non ! protesta Aldo. Tu ne vas pas recommencer !

— Parti ! annonça le colonel. On vient d’emmener l’honorable Freddy Duckworth à la voiture qui l’attendait…

L’égyptologue regarda autour de lui et fixa Aldo :

— Mais dis donc ? Tu m’as frappé ? Toi ?

— Ben oui ! C’était la seule façon de te calmer. Et ne me demande pas ce que je fais là. Tu m’as donné rendez-vous ici et tu m’as même invité à déjeuner.

— C’est vrai, mais on verra ça plus tard ! En attendant, il faut à tout prix que je retrouve ce concentré de vipère…

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