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A
A

— Savoir pourquoi vous avez fait enlever l’archéologue sans daigner m’en avertir ?

L’effet fut magique : Assouari non seulement se redressa mais se leva, indifférent aux cendres qu’il répandait autour de lui. Son œil noir lançait soudain des éclairs :

— Si c’est une plaisanterie, elle n’est pas drôle. Tu devrais savoir que je déteste qu’on se moque de moi ?

— Je ne dis que la vérité : vous avez subtilisé cet homme presque sous mon nez. Pourquoi ?

— Je n’ai subtilisé personne !

— Alors si ce n’est pas vous, c’est quelqu’un d’autre… mais qui ?

— Dis-moi ce qui s’est passé !

— Oh, ce sera rapide : je venais d’arriver à l’hôtel avec mes hommes quand ce Morosini a fait irruption, saignant et couvert de poussière en braillant que, pendant qu’ils faisaient leur promenade d’après dîner, des hommes en voiture les avaient attaqués et après l’avoir assommé avaient enlevé l’autre sans plus d’explications. Voilà ! C’est tout ! Qu’en pensez-vous ?

Assouari ne répondit pas. Il alla s’asseoir derrière le bureau. Sur une feuille de papier à dessin blanc, des fragments d’un très ancien papyrus étaient disposés à la manière d’un puzzle dont on chercherait la reconstitution. Keitoun – toujours debout ! – loucha dessus mais ne vit que des lignes brisées qui avaient peut-être composé un plan et des morceaux de ce qui avait l’apparence d’une écriture hiéroglyphique.

N’y tenant plus, le capitaine s’appuya légèrement à cette table : ses jambes fatiguaient de plus en plus sous son poids et le faisaient souffrir. Assouari n’avait même plus l’air de s’apercevoir de sa présence…

— Alors ? osa-t-il demander.

Pendant quelques instant encore, l’autre, les yeux perdus dans le vague, parut l’ignorer. Enfin il le regarda et une petite flamme cruelle s’alluma sous ses paupières.

— Assieds-toi ! lâcha-t-il enfin.

Le gros homme se hâta de lui obéir avec un soulagement si visible qu’il en était presque attendrissant. Le siège dans lequel il s’effondra était peut-être un peu étroit, mais ce n’était qu’un détail. Il pouvait maintenant attendre qu’Assouari ait fini de méditer. Ce qui fut relativement bref :

— On s’est moqué de toi, Abdul Aziz ! fit-il avec un demi-sourire.

— Comment ça ?

— Le Français n’a été enlevé par personne. On l’a tout bonnement ôté de la circulation pour t’empêcher de l’arrêter.

— Vous croyez ?

— Dès l’instant où l’enlèvement n’est pas de mon fait, c’est évident, voyons ! Je reconnais volontiers que c’est astucieux…

— Qui a monté ça ?

— Je n’en vois qu’un seul qui puisse disposer des moyens nécessaires. C’est l’autre Français : Henri Lassalle.

— Ce vieillard ?

— Ce vieillard est plus vif et plus dégourdi que toi. En outre, il a de l’argent, des biens, et il est implanté ici depuis suffisamment longtemps pour jouir de la considération des autorités.

— Qu’est-ce que je fais alors ? Je le coffre ?

— Tu es idiot ou tu fais semblant ? Sous quel prétexte ? Si amorphe qu’il soit, le gouverneur pourrait s’en mêler… et aussi les Anglais. Dont ce colonel Sargent que l’on voit trop souvent dans les parages et qui me semble entreprenant…

— À ce propos, j’ai oublié de vous dire qu’il pourrait posséder plus de pouvoir qu’un touriste ordinaire.

— Que me racontes-tu là ?

— Il m’a présenté une carte du Foreign Office.

— Tu ne pouvais pas le dire plus tôt ?

La poussée de colère empourpra le beau visage arrogant du prince. Il se leva brusquement et Keitoun eut un geste machinal de défense, comme s’il s’attendait à être frappé. Et sans doute l’envie n’en manquait-elle pas à celui que l’on ne pouvait guère appeler autrement que son maître, mais il eut la présence d’esprit de se maîtriser. Finalement, il haussa les épaules :

— Cela n’a pas grande importance pour le moment. Évidemment, si le bonhomme se montrait plus curieux, il faudrait songer… disons à l’éloigner. Mais ne t’en soucie pas trop ! Nous en reparlerons…

D’un geste presque dédaigneux de la main, il donna congé à son visiteur puis s’absorba dans l’agencement de ses fragments de papyrus, les tournant et retournant avec mille précautions car le temps les avait fragilisés. Durant des heures, il se concentra sur sa tâche au point que ses yeux fatigués le brûlaient. Et soudain, quand le premier rayon de l’aurore se glissa dans l’étroite fenêtre, il poussa un cri de joie. La bonne reconstitution des fragments venait de lui apparaître… les déchirures coïncidaient…

Évidemment, il ne pouvait prétendre avoir trouvé la solution de l’énigme puisqu’il n’avait jamais su lire les hiéroglyphes – et les caractères du document étaient encore plus hermétiques –, mais à certain détail il pensait avoir reconnu l’endroit grossièrement évoqué. En outre, il connaissait celui qui pourrait le traduire…

S’efforçant d’empêcher ses mains de trembler, il se livra à une dernière manipulation. Dès lors les éléments s’imbriquèrent presque automatiquement. Il manquait seulement un morceau, et c’est ce fragment insignifiant qui avait faussé les données du problème. Maintenant tout irait bien ! Il tenait le plan…

La joie fut si violente qu’il dut résister à une envie de crier. Il se sentait le maître du monde et son exaltation éteignit son paroxysme. Nul doute qu’à cette victoire s’en ajouterait une autre et que Salima s’abandonnerait enfin à lui ! Salima qu’il désirait depuis l’adolescence et qui serait son plus éclatant triomphe !

Il eut l’impulsion de la rejoindre, de lui dire… mais non ! Sa tâche n’était pas achevée. Le moindre courant d’air pourrait bouleverser ce qu’il venait de reconstituer. Aussi, renonçant même à appeler pour qu’on lui serve du café, il alla s’assurer que la porte était bien fermée, tourna deux fois la clef, chercha de la colle et revint se mettre à l’ouvrage. Avec un soin quasi maniaque, il fixa par un point adhésif chaque fragment.

En dépit de la fraîcheur du matin, il était en nage quand ce fut fini. Il attendit que son travail fut sec, prit une autre feuille de papier semblable à celle qui servait de support, et l’en recouvrit. Puis il choisit parmi les livres qui l’environnaient un gros in-quarto traitant de la faune et de la flore du désert, y plaça le plan reconstitué, referma et alla remettre le livre où il l’avait pris, c’est-à-dire sous une pile d’autres plus petits. Le poids achèverait d’aplatir le papier et il serait mieux protégé que dans n’importe quel coffre.

Alors seulement il s’accorda le droit de respirer, rouvrit la porte, appela pour qu’on lui apporte du café qu’il but avec délectation. Jamais il ne l’avait trouvé si délicieux ! Incapable sur le moment de s’éloigner de son trésor, il s’étendit sur l’un des divans pour se détendre les nerfs. Il avait le plan, il avait la clef. Ne manquait plus que l’Anneau ! À tout prix, il devait se le procurer. Ce serait trop bête, après la découverte, de tomber sous le coup d’une malédiction dont il ne doutait pas !

Enfin, il s’endormit.

12

Le prince d’Éléphantine

La lettre s’étalait au milieu du plateau du petit déjeuner. Sa grande écriture carrée n’apprit rien à Aldo mais lui valut tout de même la préférence sur les nourritures terrestres. Le texte en était court et faillit lui couper l’appétit :

« Pas mal imaginée, la petite farce de l’autre soir, mais nous sommes entre gens sérieux traitant d’affaires sérieuses où les comédies de salon ne sont pas de mise. M. Lassalle vient d’en faire l’amère expérience. Vous recevrez d’autres nouvelles plus tard… »

Aldo avait trop l’habitude des coups durs et des mauvaises nouvelles pour se laisser abattre par celui-là. Il avait vraiment affaire à forte partie. Il fallait aller voir au plus vite ce qu’il se passait à la maison des Palmes. Comme il venait de se raser quand on lui avait apporté le plateau, il avala pêle-mêle jus d’orange, toasts à la confiture et deux tasses de café noir, acheva de s’habiller, fourra le message dans sa poche, dégringola l’escalier en priant pour que Plan-Crépin ne soit pas sur son chemin et, trouvant devant l’entrée de l’hôtel un taxi qui venait de déposer un client, s’engouffra dedans et se fit conduire à destination.

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