Литмир - Электронная Библиотека
A
A

Dès qu’ils se furent éloignés, il se précipita vers le lieu – une étroite plate-forme rocheuse assez basse – d’où l’indésirable avait été jeté et s’agenouilla pour mieux scruter l’eau qui lui sembla particulièrement noire et même rendue opaque à cet endroit par une dahabieh (15) mouillée à deux ou trois encablures. Les exécuteurs ayant disparu à sa vue, il se hasarda à appeler, pensant qu’un garçon de ce gabarit devait savoir nager, à condition que le choc d’entrée dans l’eau à plat ne l’eût pas étourdi :

— Est-ce que ça va ? M’entendez-vous ?

Rongé d’inquiétude, il répéta son appel deux fois. À la troisième seulement il entendit, en même temps qu’une tête surgissait comme un ballon noir dans la moirure du fleuve :

— À l’aide ! J’ai du mal à nager… une blessure…

La voix était haletante. Aldo n’hésita pas : ôtant sa veste d’habit et ses chaussures, il plongea et fonça d’autant plus vite vers le naufragé que, si le courant le portait, il écartait aussi celui qu’il cherchait à atteindre. Le naufragé avait presque rejoint le bateau quand il l’empoigna :

— Vous souffrez ?

— Oui, lorsque j’étire mon bras…

— On va essayer de monter là-dessus. Il doit bien y avoir un you-you qui nous permettra de rejoindre la ville. Vous allez vous accrocher à la chaîne d’ancre pendant que je grimpe sur le pont pour voir s’il y a quelqu’un, en espérant que ce sera quelqu’un d’hospitalier. Drôle d’idée quand même de s’amarrer au milieu du fleuve !

— Oh, ce n’est pas si rare ! C’est l’idéal pour avoir la paix… Et il doit y avoir deux ancres.

Son protégé accroché de son bras valide à la chaîne, Aldo s’éleva à la force des poignets et eut rapidement rejoint le pont de la dahabieh. Ses yeux de chat, accoutumés à la nuit, lui permirent de constater que l’embarcation était déserte. Quand il appela, il n’obtint que le silence. L’occupant devait être en ville, ce qui expliquait l’absence de canot. Mais le plus urgent était d’aller sortir son rescapé d’une situation inconfortable.

Il trouva sans peine un filin souple assez épais pour soutenir le poids d’un corps, redescendit sa chaîne afin de lui nouer le cordage autour de la taille :

— Je vais vous haler de là-haut pendant que vous vous aiderez de votre bras et de vos pieds…

Et de regrimper sur le pont pour mettre son programme à exécution. Lequel s’effectua sans problème, la villa flottante n’ayant aucun point commun, côté hauteur, avec un transatlantique. Deux minutes plus tard, tous deux se retrouvaient assis dans les fauteuils de rotin disposés sur l’avant où ils composaient une sorte de salon.

— Merci ! exhala enfin le jeune homme. Je crois que je vous dois la vie ! Je n’aurais sûrement pas réussi à me tirer de là tout seul ! Au fait, il serait temps de me présenter : je me nomme Karim El-Kholti…

— Aldo Morosini. On pourrait peut-être voir à l’intérieur si on ne trouverait pas de quoi se sécher… et se réconforter ? La nuit est plutôt fraîche et l’eau plus encore !

Il n’ajouta pas qu’ayant les bronches fragiles il ne se sentait pas à l’aise.

L’intérieur était agencé en living-room d’apparence confortable mais où régnait un certain désordre, d’une cuisine, de la machinerie et de quatre cabines dont trois s’ouvrirent sans difficulté. La dernière résista.

Ce qui n’avait rien d’étonnant, elle était fermée à clef. Elle devait receler les objets ayant quelque valeur. Il était déjà imprudent d’abandonner ce bateau au milieu du Nil pour aller souper en ville ou quoi que ce soit d’autre… Aldo haussa les épaules.

— Inutile de forcer cette porte ! Cherchons ce qu’il nous faut et attendons le retour de l’occupant…

Il venait de prononcer le dernier mot quand un rugissement assourdi se fit entendre de derrière la cloison et se répéta :

— On dirait qu’il y a quelqu’un ? hasarda Karim. Regardez le filet de lumière, sous l’interstice !

— Il se pourrait que vous ayez raison. Cette cabine est occupée ? cria-t-il.

Le même bruit lui répondit, un peu modulé, comme si on essayait de parler. Or, il connaissait parfaitement ce bruit pour l’avoir entendu à maintes reprises au cours de ses aventures.

— Non seulement il y a quelqu’un, mais ce quelqu’un est bâillonné.

Joignant le geste à la parole, il cogna de l’épaule le panneau de bois dans l’intention de l’enfoncer, mais il n’obtint qu’un faible craquement. Il manquait évidemment de recul.

— Rassemblons nos forces ! proposa le jeune homme. Ça devrait marcher.

Et ça marcha. Après trois poussées successives, la porte s’abattait, découvrant un spectacle tellement inattendu que, sur le coup, il laissa Aldo muet de stupeur : étendu sur le lit, bâillonné en effet, pieds et mains liés, gisait un homme en pyjama dont les yeux bleus s’écarquillaient sous une très reconnaissable mèche blonde en désordre : Adalbert !

En bon état apparemment, dans la lumière d’une archaïque lampe à huile posée sur la table. Quant au hublot, il était occulté par de courts mais épais rideaux de velours bleu.

Une minute après, le prisonnier retrouvait l’usage de la parole et son regard la petite flamme moqueuse d’autrefois :

— Sacrebleu ! Je n’ai jamais été aussi content de te revoir ! Mais tu es trempé ? Tu as pris un bain ?

— À ton avis, comment peut-on atteindre un bateau ancré au milieu d’un fleuve quand on n’a pas la plus infime embarcation sous la main ?

— Si tu savais que j’étais ici, tu aurais pu t’en procurer une ?

— Mais je ne le savais pas…

— Au fait, où sommes-nous ? Cette sacrée barcasse change de place tous les jours…

— Près de la pointe nord de l’île Éléphantine. J’assistais à la fête que le prince Ali Assouari donnait et…

Il buta contre la raison de la fête en question et se traita d’imbécile. Il eût été plus intelligent de dire qu’il avait aperçu Karim en danger de se noyer et qu’il s’était porté à son secours. Celui-ci d’ailleurs sortait du cadre de la porte pour expliquer :

— M. Morosini m’a sauvé la vie, Monsieur, exposa-t-il avec gravité. Sans lui, je serais sans doute au fond du Nil à servir de souper aux crocodiles affamés. Je m’appelle Karim El-Kholti !

— Vidal-Pellicorne ! Dites donc, il a une étrange manière de recevoir, El-Assouari ? J’entendais bien les échos d’une nouba mais je n’aurais jamais pu imaginer qu’on y expédiait les invités à la baille ?

Tandis qu’Aldo, au bord de la panique, recommandait son âme à Dieu, le jeune homme sourit et poursuivit :

— Moi seul ai eu droit à ce traitement. Assouari célébrait à grands fracas ses fiançailles avec la jeune fille que j’aime et j’ai prétendu m’y opposer en venant la chercher. J’étais dans mon droit, puisque Salima et moi nous nous étions promis l’un à l’autre, mais il a réglé la question à sa façon et sans M. Morosini…

Cette fois, ça y était ! Le coup était porté et Adalbert venait de cesser de sourire. « Il va me haïr de nouveau, pensa Aldo. Si seulement cet animal était laid ! Mais il ressemble à la statue de Ramsès II… en plus animé ! »

Adalbert, lui aussi, ressemblait à une statue : celle d’un homme frappé par la foudre. Mais Aldo vit le regard bleu glisser vers lui.

— Et « Monsieur » Morosini faisait partie des heureux élus ?

— Comme la moitié des clients du Cataract et toutes les notabilités de la ville, murmura-t-il. Le colonel Sargent et moi espérions pouvoir, perdus que nous serions dans la foule, explorer les sous-sols et les recoins du palais, mais ce salopard avait trouvé plus judicieux de t’enfermer dans ce gourbi flottant où j’avoue que je n’aurais pas eu l’idée de te chercher. Un bateau, surtout quand on le déplace tous les jours, c’est génial… Maintenant il faudrait peut-être penser à t’en faire sortir. Tu as combien de gardiens ?

— Pas plus de deux. Ils sont allés se distraire à terre et c’est pourquoi ils m’ont ficelé comme un saucisson. En temps « normal » je suis traité correctement, on se contente d’attacher ma cheville à ce machin, ajouta-t-il en désignant l’anneau de fer, garni d’un confortable rembourrage, qui terminait une chaîne rivée à la cloison, et on me menace de me tuer si j’appelle. Il y a en permanence un gardien qui me surveille, assis dans ce fauteuil et armé jusqu’aux dents ! Hors de ma portée, comme tu vois ! À part ça, je suis convenablement nourri. On ne me laisse manquer de rien…

49
{"b":"155362","o":1}