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Marie-Angéline n’osa pas bouder mais, le grand soir venu, ce fut emplie de mélancolie qu’elle regarda, du haut de son balcon, le couple Sargent et Aldo grimper dans une calèche afin de rejoindre l’un des trois bacs réquisitionnés à l’intention des invités. Douce et étoilée, la nuit était magnifique et la délaissée resta un moment à contempler le croissant de lune et son cortège d’astres.

En voyant le nombre de gens en tenue de gala qui se pressaient sur la rive du Nil, Aldo eut pour elle une pensée de compassion. Au milieu de cette affluence elle aurait facilement pu passer inaperçue, mais ce qui était fait était fait et il n’y avait pas à y revenir. Il dirigea son attention vers le petit palais qui brillait de mille feux dans son écrin de verdure. Rien de tape-à-l’œil, du reste : une abondance de lanternes de style vénitien et des éclairages dissimulés au pied des plantes, destinés seulement à faire ressortir les couleurs. Des jets d’eau lumineux chantaient dans les vasques de marbre et des musiciens invisibles jouaient une musique intemporelle propre à créer une atmosphère un peu irréelle.

La réception qui s’annonçait ainsi justifiait dès l’arrivée la réputation d’organisatrice exceptionnelle de la princesse Shakiar. La douce lumière des nombreuses bougies et d’astucieux éclairages flattaient la beauté des jolies femmes et adoucissaient les défauts des autres, moins favorisées par la nature. Dans les salons, fleuris avec art, les serviteurs en blanc et rouge circulaient silencieusement, chargés de plateaux. Une gaieté de bon aloi régnait sur ce qui était pour les invités une fête de l’amour. La seule qui n’en semblait pas persuadée en était l’héroïne. Debout, fragile statue drapée d’un crêpe souple du même bleu que ses yeux et sans bijoux, se tenant entre les deux caryatides noires et blanches constellées, l’une de nombreuses décorations, l’autre d’une fortune en diamants qui avaient l’air véritables, elle recevait saluts et félicitations avec un sourire trop immobile pour ne pas être de commande. Elle s’anima un peu quand Aldo – en habit, sans ornement à l’exception d’un gardénia à la boutonnière – s’inclina devant elle :

— C’est aimable à vous d’être venu, prince, mais Adalbert ne vous accompagne pas… ? Ou serait-ce qu’il est en retard ?

Tellement inattendue, la question coupa le souffle de Morosini. Il s’attendait à tout sauf à cela et surtout pas à l’immense candeur reflétée par les yeux d’aigue-marine. Salima était-elle idiote, folle, ou alors supérieurement douée pour le théâtre ? Comme il se débrouillait assez bien sur ce chapitre, il se reprit vite et alluma son sourire le plus engageant :

— J’espérais le rencontrer ici. Nous ne nous sommes pas vus depuis… un jour si dramatique qu’il ne serait pas séant de l’évoquer en ce lieu. Il me semblait vous l’avoir dit ?

— Vous croyez… ? Oh, c’est possible.

La princesse Shakiar qui se tenait à ses côtés – avec Assouari, on avait échangé sans un mot un salut cérémonieux – se pencha :

— Voyons, ma chérie, souvenez-vous ! Je ne me rappelle plus qui nous a annoncé qu’il devait se rendre à Ouadi-Halfa afin d’y rencontrer quelqu’un d’important. Il aura oublié de s’excuser… Soyez le bienvenu, prince ! enchaîna-t-elle. J’aimerais que nous reprenions sur un plan plus cordial des relations entamées sur un malentendu ?

— Si vous l’entendez ainsi, Madame, il faut que ce soit vrai et vous m’en voyez enchanté !

La suite des invités patientait derrière lui et il ne pouvait être question d’engager la conversation. Il rejoignit donc le colonel Sargent qui l’attendait près d’un hibiscus aussi grand que lui. Lady Clémentine bavardait à quelques pas avec une dame mûre emballée de chantilly noire sous ce qui ressemblait à une énorme chaîne d’huissier en or massif constellée d’émeraudes et de saphirs.

— Alors ? Que vous a-t-on dit ? Vous avez paru surpris ?

— Il y a de quoi. La fiancée m’a demandé, faisant montre d’une candeur presque surhumaine, pourquoi Vidal-Pellicorne n’était pas avec moi !

Les touffes de poils blancs qui ornaient les orbites de Sargent remontèrent de deux bons centimètres :

— Ou bien elle est amnésique… ou bien elle est droguée ! Ce qui ne serait pas pour me surprendre !

— Pas possible ? fit Aldo qui n’y avait pas pensé.

— Le geste légèrement automatique, les pupilles rétrécies… en sont des symptômes. En outre, au milieu de ces gens hilares, elle est la seule à ne pas sourire ou presque pas. À moins que…

— À quoi pensez-vous ?

— … elle ne subisse une contrainte. J’ai peine à croire qu’elle soit amoureuse de ce type ? Il n’est pas laid, mais il a facilement le double de son âge. Et de surcroît, il est gracieux comme une porte de prison. Quand il la regarde, son œil est habité d’une lueur implacable… Oh, mais voilà du nouveau !

Les salons étaient quasiment pleins et la file d’attente des invités s’achevait quand parut un jeune homme. Lui non plus n’avait pas l’air d’être venu pour s’amuser et sa vue arracha à Morosini une exclamation de surprise :

— Je me demande si ce n’est pas l’heure de vérité qui nous arrive là !

— Vous le connaissez ?

— Non ! Mais la veille de notre départ de Louqsor, je l’ai vu accoudé au bastingage d’un steamer en compagnie de l’ensorcelante Salima. Et je peux vous jurer qu’ils donnaient l’impression de s’entendre à merveille… En se regardant, ils avaient une expression qui ne trompe pas… Sur le moment j’avais pensé à une rencontre fortuite comme il est courant sur les bateaux, mais il était évident qu’ils devaient se connaître auparavant…

— Aucun doute là-dessus ! On dirait même que nous courons au drame…

En effet, sans plus se soucier d’Assouan que s’il n’existait pas, l’inconnu dont le visage avait pris une curieuse teinte grise se tenait devant la fiancée qui avait pâli. D’où ils étaient, les deux observateurs ne pouvaient entendre le dialogue, mais la mimique était suffisamment explicite : le garçon prit la main de Salima et chercha à l’entraîner tandis que Shakiar s’efforçait de la retenir. La suite fut brève : appelés d’un geste par le fiancé, deux solides Nubiens vinrent s’emparer de l’importun qu’ils emmenèrent au-dehors en dépit de la défense vigoureuse qu’il fournissait. En même temps, Shakiar s’empressait d’éloigner Salima, en larmes, dont le visage n’avait plus rien à voir avec celui d’une heureuse fiancée…

— Droguée non, mais contrainte oui ! commenta Aldo. Et je serais curieux de connaître l’alchimie dont ces deux oiseaux ont usé pour obtenir ce résultat ?

L’arrivée pompeuse du gouverneur fit passer l’incident au second plan. Où qu’il aille, Mahmud Pacha remuait toujours beaucoup d’air et ne se déplaçait jamais sans une suite d’au moins vingt personnes. Tout ce monde chamarré à souhait. Ce qui obligea les Nubiens et leur prisonnier à attendre que le passage soit libre et permit à Aldo, un instant hésitant, de suivre son impulsion :

— Veuillez m’excuser, colonel, dit-il. J’en ai pour deux minutes !

Avant que Sargent n’eût pu ouvrir la bouche, il s’était éclipsé derrière les flots de satin rose d’une dame dont les rotondités se seraient mieux accommodées d’une couleur plus discrète. Quand il atteignit la porte, les Nubiens l’avaient franchie avec un peu d’avance, mais au lieu de lâcher leur proie en lui conseillant d’aller se faire pendre ailleurs, ils le conduisaient vers la pointe nord de l’île qui se perdait dans l’obscurité. La blancheur de leurs vêtements et les yeux aigus d’Aldo les rendaient faciles à suivre tandis qu’il se demandait où ils emmenaient ce malheureux. En dépit de sa stature et d’une forme évidente, il n’était visiblement pas de taille contre deux colosses ressemblant davantage à des robots habillés qu’à des êtres humains.

Quand on fut au bout du chemin et que l’on put découvrir le fleuve dans toute sa largeur, les deux hommes firent basculer leur captif et, d’un mouvement synchronisé, le balancèrent à l’eau qui étouffa son cri, puis firent demi-tour et repartirent au pas de course. Aldo eut juste le temps de se dissimuler derrière un palmier pour éviter une collision qui sans doute lui eût été fatale.

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