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— Bâti comme je l’ai vu, il ne sait pas nager ?

— Si, mais il souffre d’une blessure au bras (au fait, il n’avait pas pensé à s’informer de son origine ?) qui le handicapait, surtout avec le courant…

— Un instant, s’il vous plaît !

L’ascenseur venait de s’ouvrir devant eux et Sargent voulut y faire entrer sa femme :

— Vous devez être fatiguée, Clémentine ! Allez vous reposer, je vous rejoins dans un moment !

— Jamais de la vie ! Pour une fois qu’il se passe quelque chose de passionnant, j’en veux ma part ! D’autant qu’à cette heure le bar est fermé et que nous avons du whisky. Il ne vous déplairait pas de venir chez nous, prince ? ajouta-t-elle avec un sourire qui fit briller ses yeux bleus.

— Avec joie, lady Clémentine… si vous m’acceptez dans cette tenue…

— Pourquoi pas ? Cela vous va à ravir…

Le couple occupait, au premier étage, un appartement coincé entre celui de Mme de Sommières et celui de la romancière anglaise et, naturellement, quand on côtoya la porte de Tante Amélie sous laquelle passait de la lumière, le battant s’ouvrit et Marie-Angéline en émergea, parée d’une robe de chambre de pilou rose à pois bleus, le chef orné de bigoudis sous une charlotte en filet rose.

Lady Clémentine s’exclama en riant :

— On dirait que le cercle s’agrandit ! Mais il y a sûrement suffisamment de whisky pour tout le monde et si Mme de Sommières veut se joindre à nous ?…

— Non. Elle a fini par s’endormir, répondit Marie-Angéline en refermant précautionneusement la porte avant de considérer le nouvel avatar d’Aldo : Ce n’était pas une soirée costumée, tout de même ? J’adore les babouches jaunes !

Il se contenta de lever les yeux au ciel. Un instant plus tard, dans le petit salon dont le colonel avait soigneusement refermé la fenêtre après s’être assuré qu’il n’y avait personne sur le balcon, Aldo racontait comment il avait fait la connaissance de Karim El-Kholti et ce qui s’en était suivi, mais en laissant traîner le récit afin de ménager l’effet que la découverte d’Adalbert ne manquerait pas de produire. Plan-Crépin s’en aperçut :

— Pour être poétique, c’est poétique, mais vous ne pourriez pas aller plus vite ? Ce n’est pas l’ Odyssée que vous nous récitez là ! Vous êtes plus bref d’habitude…

Il remporta, bien sûr, le succès escompté quand il évoqua le pyjama, et un plus vif encore quand il livra l’identité du ravisseur, mais cette fois personne ne rit, et surtout pas Marie-Angéline, atteinte dans son orgueil national en face de ce couple anglais :

— Un Français ! murmura-t-elle, assombrie. Mais pourquoi ?

— C’est ce que je m’apprête à lui demander en allant récupérer les bagages d’Adalbert. Sa fuite aura tôt fait d’être découverte et j’entends coincer ce félon par surprise.

— Je sentais que cet homme n’était pas clair ! fit la vieille fille avec rancune. Nous savons maintenant qu’il est capable de tout et vous n’irez pas seul. Je viens avec vous.

— Certainement pas ! Je ne veux aucune publicité et, si Adalbert ne peut pas passer sa vie en pyjama, il n’en doit pas moins rester caché pour le Tout-Assouan ! En particulier pour les gens de l’île Éléphantine, parce que je jurerais que Lassalle n’est pas impliqué dans le meurtre d’Ibrahim Bey !

— Voulez-vous me dire ce qui l’empêchera de lancer ses gens à vos trousses et de vous retenir captif… ou pis ?

— Je ne crois pas qu’il le ferait… Et, en admettant qu’il aille jusqu’à cette extrémité, pensez-vous vraiment que votre présence serait dissuasive ?… N’oubliez pas qu’il est misogyne ? Non, Marie-Angéline, vous ne viendrez pas !

Sargent toussota pour s’éclaircir la voix :

— En revanche, je peux vous suivre discrètement et surveiller la maison pour voir si vous en ressortez ou non ? dit-il. Cela me gêne de vous faire cette proposition devant Mademoiselle parce que je suis anglais… Mais je vous fais le serment qu’aucun de mes ancêtres n’était à Rouen quand on a brûlé Jeanne d’Arc ni à Sainte-Hélène quand on y a relégué Napoléon !

— Je n’en doute pas une minute, répondit Aldo en riant. On marche comme ça !

Quelques heures plus tard et le soleil revenu, Aldo demanda un taxi et se fit conduire à la maison des Palmes. Le colonel embarqua avec lui mais, à mi-chemin, descendit en déclarant qu’il voulait se dégourdir les jambes. Une fois arrivé, il fallut palabrer avec Achour et son chasse-mouches pour obtenir que la voiture puisse gagner les arrières de la demeure. Là, le chauffeur fut prié d’attendre. Farid vint au-devant du visiteur devant lequel il s’inclina avant de le précéder jusqu’au cabinet de travail où, assis à son bureau, le maître écrivait une lettre qu’il abandonna en voyant Aldo franchir son seuil.

— Ah ! Cher ami ! Voilà une visite impromptue dont j’augure beaucoup ! Vous avez des nouvelles ? s’écria-t-il en débarrassant un fauteuil d’une dizaine de bouquins, afin de permettre à Aldo de s’asseoir, puis il frappa dans ses mains pour appeler le café… qui apparut à peine commandé.

— J’apporte en effet des nouvelles, mais il se peut que vous en ayez déjà eu vent ?

— De quoi ? Mon Dieu ?

— J’ai retrouvé Adalbert. Il n’était pas très loin, d’ailleurs : dans une dahabieh ancrée au milieu du Nil.

— Pas possible !… Et il va bien ?

La surprise, évidemment, était totale, soulignée par les deux plaques rouges qui marquèrent aussitôt les joues du vieux monsieur. Qu’elle soit bonne était une autre affaire, si l’on en jugeait au léger tremblement des mains sur la cafetière.

— Au mieux, si l’on tient compte des inconvénients d’une claustration de quelques jours ! Mais je pensais sincèrement que vous étiez au courant… si je peux me permettre cet affreux jeu de mots ?

— Moi ? Comment le pourrais-je ?

— Simplement parce que c’est vous qui l’y avez mis au frais… si j’ose dire !

Lassalle qui buvait son café s’étrangla, toussa, devint encore plus rouge, faillit renverser ce qui restait dans la tasse et se leva en bousculant son siège :

— Sortez ! Je ne me laisserai pas insulter dans ma propre maison par un étranger que j’ai eu le tort d’accueillir en ami !

Morosini ne broncha pas et finit de boire tranquillement :

— On dit qu’il n’y a que la vérité qui fâche et vous devriez le savoir. Afin de vous ôter le moindre doute, j’ajouterai que c’est moi qui l’ai trouvé et que c’est lui qui me l’a dit !

— Sornettes ! Comment aurait-il pu le savoir ?

— Il est doté de bonnes oreilles et il a entendu votre Farid bavarder avec vos chiens de garde. Je n’irais pas jusqu’à prétendre que ça lui a fait plaisir, mais comme on a pris quelque soin de lui, il ne vous en veut pas autrement. Seulement, il serait heureux de retrouver ses vêtements. J’ai eu l’impression que la couleur du pyjama dont on l’a affublé ne lui plaisait pas. Alors, si vous aviez la bonté de les faire porter à l’hôtel, il vous en serait reconnaissant…

Ironique mais paisible, la voix d’Aldo semblait agir comme un calmant sur son interlocuteur. Après avoir cherché dans le premier tiroir du bureau un revolver qu’il considéra d’abord d’un œil dubitatif, Lassalle laissa retomber sa main avec un soupir de découragement. D’où Aldo conclut sans peine qu’il avait devant lui un novice dans l’art difficile du crime. Et comme le vieil homme restait immobile, l’œil toujours fixé sur le fond du tiroir, il demanda avec douceur :

— Pourquoi avez-vous fait cela ? Je parierais mon palais contre une cabane de bambous que c’est la toute première fois que vous vous exercez au métier de gangster. C’est sans doute la raison pour laquelle je n’ai pas encore reçu d’ultimatum édictant les conditions de remise en liberté d’Adalbert. Alors pourquoi ?

Sans regarder Morosini, Lassalle se rassit devant sa table sur laquelle il posa les coudes et frotta son visage de ses mains :

— Je voulais l’Anneau !

— L’Anneau ?… Qu’est-ce qui a bien pu vous faire croire que nous le possédions ?

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