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— Pourquoi pas ? accepta Aldo avec empressement bien qu’il n’aimât pas le bridge alors que Tante Amélie y était d’une assez jolie force.

La proposition avait l’avantage de mettre un terme aux questions épineuses, et aussi de lui permettre de faire la connaissance de lady Clémentine. Elle l’intéressait fort depuis qu’il la savait sœur de Warren, le Superintendant de Scotland Yard qu’Adalbert et lui avaient surnommé le Ptérodactyle pour la ressemblance avec l’oiseau préhistorique que lui conféraient son long nez, ses yeux jaunes, son front dégarni et le vieux macfarlane pisseux dont il était revêtu en permanence quel que soit le temps. Ce qui ne l’empêchait pas de porter dessous des costumes d’une élégance souvent sévère mais irréprochable. Difficile d’admettre qu’ils soient du même sang quand on regardait sa sœur. Elle était aussi charmante qu’il était abrupt, même ayant atteint la soixantaine : blonde tirant sur le gris argent, elle avait de jolis yeux noisette, des traits fins où les rides s’inscrivaient discrètement et un beau sourire.

Elle en offrit un exemplaire à Marie-Angéline :

— Comme je ne suis pas très forte, j’espère que Mlle du Plan-Crépin voudra bien me remplacer ?

— Croyez que je suis désolée, lady Clémentine, mais je suis fatiguée ce soir et je serais une partenaire détestable. Voulez-vous m’excuser ?

— Bien sûr, ma chère ! Mais vous allez être responsable d’un naufrage. Vous ne savez pas à quel sort tragique vous condamnez votre famille… et accessoirement mon époux s’il a le malheur de perdre !

— Nous montrerons la vaillance de la cavalerie anglaise face aux canons russes à Balaklava ! fit Aldo en riant. Je ne suis pas un aigle, moi non plus…

On se dirigea vers le salon de jeux tandis que Marie-Angéline rejoignait l’ascenseur après avoir dit bonsoir. Rentrée dans sa chambre, toutefois, elle ne se coucha pas. Jamais, d’ailleurs, elle ne se mettait au lit sans avoir aidé la marquise à s’installer dans le sien et lui avoir lu quelques pages du livre en cours. Ce soir, la partie de bridge lui laissait du temps libre et elle décida d’en profiter.

Enfilant un manteau léger sur sa robe du soir en poult-de-soie bleue – une fraîcheur était tombée au coucher du soleil –, elle descendit à la réception et demanda si l’on pouvait lui indiquer l’adresse de M. Lassalle.

— À votre service, Madame ! En remontant vers la gauche, c’est à deux cents mètres en continuant sur la gauche. On l’appelle la maison des Palmes. Désirez-vous une voiture ?

— Merci, c’est inutile. Un peu de marche me fera du bien.

Cela lui permettrait au moins de mettre de l’ordre dans ses idées. Trop fine pour ne pas deviner qu’on lui cachait quelque chose, elle voulait se faire une opinion en écoutant la version d’Adalbert. Et puis peut-être tenter de mettre un terme à la brouille entre les deux hommes qu’elle aimait le plus. L’idée d’une rupture définitive entre ces deux-là lui était insupportable parce que c’était un pan entier d’un univers chaleureux qui s’écroulait.

Elle trouva sans peine ce qu’elle cherchait, mais la grille du portail était fermée et aucune lumière n’était visible nulle part, ni dans la loge du garde ni au bout du jardin dans la grande maison blanche. Se pouvait-il qu’il n’y eût personne ? D’après Aldo, le maître des lieux ne sortait guère de chez lui, mais Plan-Crépin n’était pas tentée par un dialogue avec un bonhomme dont elle gardait un désagréable souvenir.

Un moment, elle considéra la chaîne noire de la cloche, avança la main pour l’actionner, n’acheva pas son geste et, finalement, renonça. À la réflexion, le style conspirateur ne s’imposait pas et rien ne l’empêchait de revenir en plein jour et de demander son ami sans avoir à subir une entrevue avec l’impossible Lassalle ? Et puis, bien que d’une bravoure héroïque – croisades obligent ! –, le silence absolu qui l’entourait l’angoissait un peu. On n’entendait rien, ni le hululement d’une chouette ni l’aboiement d’un chien, et cela installait une atmosphère assez étrange pour qu’elle désirât lui échapper. Tournant les talons, elle rentra à l’hôtel, prit un livre et attendit patiemment le retour de Mme de Sommières.

La partie achevée, le colonel Sargent et Aldo allèrent boire un verre au bar. Entre eux, une sympathie se développait, l’Anglais ayant perdu au bridge avec une bonne humeur trop sympathique pour n’être pas attirante.

Après avoir bu et fumé un moment en silence, ce dernier dit :

— Cela ne vous fera peut-être pas plaisir mais je considère comme une vraie chance que votre ami l’archéologue ne soit pas revenu s’installer ici avec vous…

— Vous avez eu à vous en plaindre ?

— Absolument pas ! Et je dirai même que c’est le genre de type qui me plairait plutôt. Ce que j’en dis, c’est par compassion pour le mobilier de l’hôtel. L’honorable Freddy Duckworth a débarqué ce soir avec armes et bagages.

— Vous le connaissez personnellement ?

— Comme on peut connaître quelqu’un quand on se retrouve ensemble à deux ou trois reprises dans le même palace. Il donne l’impression d’un gentil garçon et j’ai cru comprendre qu’il est égyptologue, lui aussi… quoique, chez lui, la profession me paraisse plus décorative qu’absorbante ?

— Cela tient à ce qu’il la pratique d’une façon bien à lui. Sa technique se rapproche de celle du coucou.

— Du coucou ?

— Cet oiseau qui attend que les autres volatiles aient bâti leur nid pour s’y installer à leur place. C’est la technique de ce Duckworth : il met sous surveillance un confrère et si le bonhomme découvre quelque chose, il se dépêche de lui faire retirer la concession en claironnant qu’il avait effectué la découverte avant lui… Comme il a, paraît-il, des relations influentes… et – pardonnez-moi ! – qu’il est anglais, il n’a aucune peine à obtenir satisfaction. C’est ainsi qu’il a dépouillé Vidal-Pellicorne d’un chantier prometteur. Pour cette fois, les choses ont mal tourné : la tombe, soigneusement refermée, avait été pillée depuis quelques dizaines d’années et on y avait même laissé un cadavre n’ayant strictement rien à voir avec celui d’un pharaon… ou d’une pharaonne puisqu’il aurait dû s’agir d’une femme…

— Je vois ! Ce n’est pas fair-play mais c’est commode. Il faut espérer que ces deux gentlemen ne se rencontreront plus !

— On peut toujours l’espérer, mais sans trop y croire ! Ce n’est pas une métropole, Assouan ! Cela dit, sauriez-vous d’où Duckworth sort une protection si utile ? Il est le neveu du Premier Ministre ou quoi ?

— Non. Celui de lord Ribblesdale, un des hommes les plus riches d’Angleterre par son mariage avec une Américaine cousue d’or, encore très belle en dépit des années, mais excentrique au-delà de l’imaginable !

— Ava Astor ! exhala Morosini, frappé par ce nouveau coup du destin. Encore elle !

— Vous la connaissez ?

— Je dirais que trop, si elle ne m’avait apporté son aide dans une affaire que je traitais aux États-Unis il y a trois ou quatre ans. Aussi lui dois-je une certaine reconnaissance. En dehors de cela, c’est sans doute la femme la plus insupportable que j’aie jamais rencontrée. Si l’on excepte cependant sa fille Alice. Celle-là entre en transe au seul nom de l’Égypte. Elle se prétend la réincarnation de je ne sais quelle princesse et ne laisse ignorer à personne ses anciennes relations avec lord Carnarvon au moment de la découverte de Tout-Ank-Amon. Mon ami Vidal-Pellicorne les connaît également. Pas pour son bien, et j’espère que l’une d’elles ne va pas s’inscrire prochainement dans ce beau paysage ! Si en plus elles ont des liens avec ce Duckworth, nous allons au carnage !

Le colonel se mit à rire, l’œil soudain émoustillé :

— Ne me tentez pas ! Je vais avoir envie de prier pour que ce spectacle de choix nous soit donné ! À part les ruines et les balades sur le Nil, les distractions sont rares ! À ce propos, je monte (10) demain matin. Voulez-vous m’accompagner ?

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