Après quoi on fit silence pour ne rien perdre de la magie de la promenade. Elle avait le pouvoir d’alléger le poids des soucis d’Aldo. Une fois doublée la pointe nord de la grande île puis l’île-jardin Kitchener, on remonta le long de la rive gauche où l’on croisa le bac reliant au monastère Saint-Siméon. On approchait du passage entre les îles Essa et Éléphantine quand les jumelles qu’Aldo s’était gardé d’oublier se fixèrent soudain :
— Mais qu’est-ce qu’elle fait là ?
— Qui donc ?
— Votre Plan-Crépin, pardi ! Tenez, regardez là-bas, sur le chemin qui mène au ponton du bac, ajouta-t-il en tendant les jumelles. Si ce n’est pas elle, je mange mon chapeau !
À l’évidence, c’était elle. Au pas paisible d’un âne auprès duquel trottait le gamin que l’on avait vu précédemment en sa compagnie, Marie-Angéline descendait tranquillement vers le débarcadère reliant la rive à l’île Isis d’où un autre bateau la ramènerait à Assouan.
— Tu as raison et on est en droit de se poser la question : que peut-elle peindre par là ? C’est désertique à souhait ?
— Si vous voulez m’en croire, on rentre directement à l’hôtel sans nous occuper d’elle et nous attendrons de voir ce qu’elle nous racontera au dîner. Vous connaissez son goût du secret.
— Oh, oui !
— Et qui est ce jeune garçon ? C’est la seconde fois que je le vois avec elle.
— Le petit Hakim ? Il lui est dévoué depuis que, le jour même de notre arrivée, elle l’a tiré des griffes d’une grosse brute qui le poursuivait à coups de fouet en le traitant de mendiant. Elle n’était armée que de son ombrelle mais tu aurais dû assister à la scène : c’était épique ! Elle refaisait les croisades à elle toute seule dans le meilleur style de ses ancêtres dont elle nous rebat les oreilles. C’était grandiose ! De ce jour, le petit s’est mis en quelque sorte à son service. Au fait, lui dirons-nous que nous l’avons vue ?
— Pourquoi pas ? Elle est libre d’aller où elle veut.
— Sans doute. Pourtant, il lui arrive d’avoir des réactions inattendues.
Ce fut le cas ce soir-là. Quand on lui demanda d’où elle venait, Marie-Angéline devint rouge jusqu’à la racine de ses cheveux jaunes et s’efforça de prendre un air dégagé :
— Oh, ça… ? Dans ce pays on trouve partout des sujets intéressants. Hakim m’avait parlé d’une… statue… très ancienne et à demi ensablée.
— Et j’imagine que vous l’avez dessinée ?
Le pourpre s’approfondit :
— Non… non, elle n’en valait pas la peine, réflexion faite… mais la promenade était agréable.
Aldo avait envie de pousser plus loin l’interrogatoire pour se venger ainsi de la déception qu’elle n’avait pas réussi à dissimuler en apprenant qu’il s’était brouillé avec Adalbert et qu’il était revenu s’installer seul à l’hôtel. Même si elle était tombée brusquement amoureuse, la complicité nouée entre eux depuis des années méritait un autre accueil. Aussi, avant de monter dans leurs chambres respectives afin de se préparer pour le dîner, profita-t-il de ce que Plan-Crépin était allée chercher ses clefs à la réception pour glisser à l’oreille de Mme de Sommières en se dirigeant vers l’ascenseur :
— Pas un mot de ce que je vous ai dit ! Je vous expliquerai.
Mais elle n’avait pas besoin d’explications :
— Je n’en avais plus l’intention. L’histoire de l’Anneau la mettrait en transe et elle n’aurait de cesse de te l’arracher pour courir l’offrir à l’élu de son cœur. En revanche, elle saura la vérité en ce qui concerne votre querelle.
— Vous allez lui faire de la peine…
— Ce n’est plus une gamine et on ne peut pas faire autrement. Tu penses bien qu’elle ne se satisfera pas de ta réponse désinvolte dans le meilleur style de l’Aramis d’Alexandre Dumas : « Oh ! Un point de saint Augustin sur lequel nous ne sommes pas d’accord » ?
— Cela aurait rallongé mon délai de réflexion tout en minimisant la gravité des faits…
— Sans aucun doute, mais la vérité est préférable. Surtout avec une fille comme elle, parce qu’elle la mérite. Elle saura encaisser !
Et, en effet, quand on se retrouva au salon où l’on se réunissait avant de passer à table, Marie-Angéline précédant la marquise, exceptionnellement, vint droit à lui :
— Je vous dois des excuses, Aldo ! J’avoue avoir reçu un choc lorsque vous vous êtes déclaré fâché avec Adalbert, mais vous ne devez pas en déduire que je vous donnais tort avant de connaître le motif de votre querelle. J’en suis navrée mais, après tout, ce n’est pas la première fois et il doit y avoir un moyen d’en sortir ?
Un large sourire la récompensa. Il lui prit la main dont il baisa la paume ainsi qu’il le faisait souvent pour sa femme :
— On va le chercher ensemble. Merci, Angelina !
Naturellement on ne parla que de ça tout au long du dîner. Aldo raconta ce qu’il avait appris sur Salima, sans oublier la mise en garde d’Ali Rachid. Chose curieuse, sa réaction fut exactement la même que celle de la marquise :
— Si l’on s’en tient à ses précédents coups de cœur, on pourrait en déduire qu’Adalbert n’en a pas fini de grandir et qu’il nous fait une crise de croissance…
— Là ! Qu’est-ce que je disais ? fit Tante Amélie.
— … à cette différence près, que ladite crise peut se révéler plus grave que les précédentes. Elle est bizarre, cette fille qui s’impose presque à lui à titre d’assistante sur son chantier de fouilles mais qui se hâte de passer à l’ennemi quand un quidam le dépouille de sa concession. De plus, il ne sait rien sur elle et tombe des nues en apprenant qu’elle est la petite-fille du vieil homme que l’on vient d’assassiner. Enfin, il est sa seule famille, cependant elle n’habite pas chez lui quand elle vient à Assouan mais chez cette Shakiar, même en l’absence de cette dernière, puisqu’elle réside à l’hôtel jusqu’après la fête du gouverneur…
— Elles sont peut-être parentes ? hasarda la marquise.
— Sans que Shakiar le soit d’Ibrahim Bey ? Rappelez-vous qu’il nous a assuré n’avoir plus de famille à une exception près ?
— C’est sûrement ça, fit Plan-Crépin. Je ne vois pas d’autre explication logique.
— Et le beau garçon avec qui elle flirtait sur le bateau à Louqsor ?
— Si tu veux mon avis, tu en as tiré des conclusions trop rapides. Rien ne rapproche plus qu’une croisière, que ce soit en mer ou sur un fleuve. Elle venait peut-être de le rencontrer ? Je me fais sans doute l’avocat du diable, mais pourquoi faire compliqué quand on peut faire simple ? Ils sont tous les deux jeunes et beaux et ils ont pris plaisir à être ensemble. Cela dit, qu’est-ce qu’on décide maintenant ?
— Il y a encore un point que je voudrais éclaircir, reprit Marie-Angéline. Celui des perles vraies ou fausses. Que l’on soit venu les cacher dans vos chambres c’est… disons, normal. Ce qui l’est moins, c’est que l’on ait tout chamboulé, fouillé, éventré au besoin. En général, on se comporte ainsi quand on cherche quelque chose, non ? Autrement, c’est du temps perdu.
— Sans doute, fit la vieille dame, évasive.
— Mais quoi ? En avez-vous une idée ?
Pour s’éviter de répondre, Aldo alluma une cigarette après en avoir offert à ses compagnes. Mme de Sommières se jeta à l’eau courageusement :
— On n’en sait rien ! déclara-t-elle en levant les yeux vers les moucharabiehs de la coupole où l’orchestre faisait rage – on dansait déjà depuis un moment sur la piste de marbre gris –, comme si elle attendait du Ciel son absolution pour un si gros mensonge.
— Nous en sommes bien certaine ?
— Puisque je vous le dis, Plan-Crépin ! protesta-t-elle, furieuse de se sentir rougir et aussi furieuse de deviner qu’on ne la croyait pas…
— Si nous passions sur la terrasse pour admirer la nuit ? proposa Aldo en repoussant son fauteuil pour se lever.
Cette fois, ce furent le colonel Sargent et sa femme qui s’inscrivirent dans le paysage, apportant une diversion :
— Pouvons-nous vous proposer un bridge ? À part danser ou écouter de la musique en buvant un verre, les divertissements sont limités le soir…