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Aldo déclina l’invitation. Bien qu’il eût été jadis un excellent cavalier, il y avait longtemps qu’il n’avait pas pratiqué. En outre, venu à l’origine conclure une affaire, il n’avait pas cru utile de s’encombrer de la tenue adéquate.

— Oh, s’il n’y a que ça, le problème n’est pas insoluble. Le club équestre dépend des officiers de la garnison (11) et, chez le tailleur, on vous trouvera le nécessaire ! Quant à la pratique, je vous rassure : c’est comme la bicyclette, ça ne s’oublie pas ! Venez donc ! C’est demain que l’on ramène chez lui le corps d’Ibrahim Bey aux fins de funérailles. Je confesse que j’ai envie d’observer l’événement…

Ça, c’était intéressant ! Aussi Aldo accepta-t-il sans plus se faire prier. Il était un peu surprenant qu’un colonel retraité de l’armée des Indes éprouvât le désir d’aller regarder l’enterrement d’un saint homme arabe, même d’une grande réputation, mais ne venait-il pas de lui confier qu’il manquait de distractions ? D’ailleurs à l’heure du breakfast, lady Clémentine lui fournit la clef de cette énigme :

— Mon mari est curieux comme un chat ! Je me demande parfois si mon frère ne déteindrait pas sur lui. Arthur l’admire énormément, vous savez ?

— Il n’est pas le seul ! C’est un policier hors ligne… et un ami précieux.

— En ce moment le vol au British Museum le soucie beaucoup !

— On a cambriolé le Museum ? Je ne suis pas au courant.

— Gordon a veillé à ce que l’on n’en parle pas. En fait, un seul objet a été volé : une croix ansée trouvée jadis dans les environs mais qui serait beaucoup plus ancienne que les plus lointains pharaons… Ce serait peut-être de peu d’importance s’il n’y avait eu deux hommes assassinés…

— Je vois !

Il faisait même davantage que voir : il croyait encore entendre Guy, au soir de la mort d’El-Kouari, lui dire qu’il avait pu admirer au British une croix ansée en orichalque et de provenance sans doute atlante. Ainsi, elle avait été volée à peu près au même moment où l’on délestait Carter de son anneau protecteur ? Si l’on y ajoutait la soudaine résurgence de la Reine Inconnue dont chacun s’obstinait à clamer qu’elle n’était qu’une légende et certains détails supplémentaires – par exemple, les recherches d’Henri Lassalle sur le nom de son antique bien-aimée, les confidences faites à Plan-Crépin par une dénommée Lavinia et les « non-dits » d’Ibrahim Bey – il y avait matière à s’interroger !

Aussi la matinée du lendemain le trouva-t-elle vêtu d’une paire de jodhpurs (12), d’une chemise de polo et d’une veste de sport, une casquette en tweed sur la tête, trottant allègrement aux côtés du colonel en direction du château du Fleuve. Il y avait longtemps qu’Aldo ne s’était senti aussi détendu. Cette matinée sous un soleil sur le chemin du zénith était glorieuse et il éprouvait une joie presque enfantine à constater qu’il était toujours bon cavalier. Le cheval d’ailleurs l’avait accepté dès l’instant où il s’était enlevé en selle et, délivré de ce souci, il pouvait goûter pleinement le plaisir de la balade.

— Quand je vous disais que ça ne s’oublie pas ? fit Sargent qui avait suivi d’un œil critique ses premières évolutions. On est bon cavalier ou on ne l’est jamais et l’âge n’y peut rien… sauf évidemment quand surviennent les rhumatismes. Et encore ! J’ai connu un vieil Afghan qui en était perclus. Ça craquait de partout. Pourtant, une fois en selle et après s’être fait frictionner de je ne sais quelle mixture nauséabonde, il redevenait un véritable centaure !

Ils étaient partis tôt afin de précéder la foule inévitable lorsqu’il s’agissait de porter à sa dernière demeure une notabilité, surtout auréolée d’une réputation de sagesse confinant à la sainteté. En outre, décédée de mort brutale. Cependant, les gens affluaient déjà sur le chemin menant au tombeau, un bâtiment relativement modeste coiffé d’une coupole qui s’élevait à l’écart de la vieille demeure derrière laquelle – côté fleuve ! – le colonel choisit de les mettre hors de vue en attachant leurs montures à l’unique palmier puis, les jumelles au cou, on attendit…

Pas longtemps. Ce fut d’abord une rumeur mais qui progressait rapidement pour devenir clameur où les cris aigus des pleureuses se mêlaient au grondement des hommes. En même temps, une véritable horde envahit le plateau, sorte de flot humain s’agitant autour du cercueil de cèdre dans lequel le défunt reposait à visage découvert. C’était à qui s’approcherait au plus près du corps, bousculant un service d’ordre à peu près inexistant.

— Je ne sais pas si des discours sont prévus mais les officiels vont avoir du mal à les délivrer. Ils sont débordés.

Renonçant à une lutte dérisoire, les officiels s’étaient massés, gouverneur en tête, attendant que la foule se déploie devant le tombeau où Salima, drapée de noir des pieds à la tête, avait pris place, Shakiar et son frère derrière elle.

Dans ses jumelles, Aldo détailla le groupe résigné des notables : Mahmud Pacha et son conseil, Abdul Aziz Keitoun gesticulant pour tenter de diriger une police débordée, d’autres personnalités connues ou non parmi lesquelles il reconnut Henri Lassalle et Adalbert.

— Ce n’est pas possible ! commenta le colonel. Toute la ville est là. Sauf peut-être les touristes et encore ! Il doit bien s’en trouver un ou deux que l’événement a attirés.

— Je me demande si l’assassin est présent, lui aussi ? remarqua Aldo.

— Ça se pourrait ! Cette fête de la mort signe son triomphe. Il doit s’en repaître.

— Vous semblez entretenir des relations avec le capitaine Keitoun. Savez-vous si l’enquête progresse ?

— Je ne suis même pas sûr qu’il en existe une. En dehors de croquer des pistaches et fumer le narghilé, il n’est bon à rien. On peut se demander ce qu’attend Le Caire pour envoyer un policier digne de ce nom ?

Enfin le calme revint lorsque, à la suite de l’imam, Ibrahim Bey reposa à l’intérieur du tombeau. Les officiels se retirèrent. Aldo observa Lassalle essayer d’entraîner un Adalbert visiblement réticent. Encore n’y parvint-il qu’après avoir vu Salima et ses deux compagnons regagner la demeure. À la suite de quoi, le gros de la foule se retira à son tour. Il ne resta devant l’entrée qu’un groupe restreint de fidèles en prières.

— Nous n’avons plus qu’à rentrer, nous aussi ! conclut le colonel. Sauriez-vous par hasard qui est la jeune fille que votre ami avait une si forte envie de rejoindre ?

— Vous avez remarqué cela ? fit Aldo, surpris. Vous êtes observateur !

— On le devient forcément quand on est à la retraite après une vie active. Elle est plus que belle !

— C’est la petite-fille d’Ibrahim Bey, ceux qui l’accompagnaient étant la princesse Shakiar, ex-épouse du roi Fouad, et son frère Ali Assouari.

Sargent émit un sifflement appréciateur :

— Du beau monde, mais je connais. Ne serait-ce pas en l’honneur de cette jeune fille que votre ami administrait une raclée magistrale à ce rouquin lorsque nous avons fait connaissance à Louqsor ?

Aldo se mit à rire :

— Bravo ! Vous devriez demander à Warren de vous embaucher. Vous seriez pour Scotland Yard une recrue de choix !

Sous le compliment, le vieux soldat rougit de plaisir :

— Que voulez-vous, il faut bien s’occuper…

Pour dérouiller les jambes des chevaux, on leur offrit un petit galop à travers le plateau avant de revenir vers la ville. En approchant, Aldo consulta sa montre :

— Cela vous ennuierait si nous faisions un détour par le poste de police ? Keitoun doit être rentré maintenant et je voudrais lui parler.

— Pas du tout ! Je vous confierai même que je le trouve plutôt distrayant… Il est tellement nul que c’en devient amusant. Parions que nous allons le trouver à rêvasser entre ses pistaches, son chasse-mouches et sa pipe à eau. Dix livres ? Tenu ?

— Jamais de la vie ! C’est gagné d’avance !

Et pourtant, quand on arriva dans le bureau du capitaine, les pistaches, le chasse-mouches et le narghilé étaient effectivement là, mais de Keitoun point ! On entendait seulement sa voix tonner dans les profondeurs de la maison.

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