— Si cela ne vous contrarie pas, je voudrais remettre moi-même ce collier à sa propriétaire. Ce qui me permettrait de régler, une fois pour toutes, mes comptes avec elle. À condition, s’il se peut, que vous me laissiez partir ?
La réponse fut aussi brève que succincte. Abdul Aziz Keitoun prit l’objet, le lui tendit, puis fit de la main un geste expressif lui conseillant d’avoir à quitter les lieux. Il s’abstint de lui souhaiter d’aller au diable mais le cœur y était. Sur sa tête, le gland noir du tarbouch pendait comme un drapeau en berne.
Abandonnant le colonel et Lassalle à leur paperasserie, Aldo et Adalbert partirent à pied en direction du Cataract. Ce n’était pas loin ; le temps était radieux, le Nil bleu comme un saphir liquide, et la promenade était charmante. S’il n’y avait eu cette irritante histoire de perles, Morosini l’aurait appréciée pleinement, mais il avait hâte d’en être débarrassé.
Ils trouvèrent le palace égyptien en ébullition. La fête chez le gouverneur étant révolue, ceux qui n’étaient venus que pour elle s’en allaient reprendre le bateau ou le train pour Le Caire. D’autres se préparaient à embarquer après un court trajet en voiture au-delà de la première cataracte et du barrage (7) pour remonter jusqu’à Abou-Simbel, Ouadi-Halfa et Khartoum. Quelques personnes enfin, débarquées de bateau du matin, arrivaient escortées d’une file de serviteurs chargés de leurs bagages.
Le portier accueillit les deux hommes avec un sourire courtois :
— Si vous désirez des chambres, nous en avons à votre disposition, Monsieur Vidal-Pellicorne. Nous enregistrons de nombreux désistements américains dus au mauvais temps qui règne sur l’Atlantique…
— Merci, Garrett, pas pour le moment. Le prince Morosini et moi désirons seulement être reçus par la princesse Shakiar dont nous croyons savoir qu’elle est ici.
— En effet… et elle n’est pas encore descendue. Je vais lui demander de vous recevoir, dit-il en décrochant le téléphone intérieur. Appartement 3, indiqua-t-il après un bref dialogue.
Négligeant l’ascenseur, on grimpa quatre à quatre le bel escalier. Une femme de chambre ouvrit devant eux la porte du n° 3 dès qu’Aldo eut frappé et on les introduisit dans un salon de style victorien dont les fenêtres grandes ouvertes laissaient entrer les bruits extérieurs. Aussi se hâta-t-elle de les fermer en annonçant que Son Altesse venait dans l’instant.
Elle parut presque aussitôt, drapée dans une robe de soie fleurie d’iris multicolores, une capeline doublée du même tissu à la main. Voyant deux visiteurs au lieu d’un, elle fronça un sourcil olympien :
— On m’avait annoncé le prince Morosini et non…
— M. Vidal-Pellicorne, de l’Institut, égyptologue, compléta Aldo. S’il est avec moi, c’est qu’en certaines circonstances nous ne faisons qu’un. Désolés de nous présenter à une heure un peu matinale, Madame, mais notre excuse est que nous avons nous-mêmes été tirés de nos lits encore plus tôt par une descente de police.
— Ah ! La police est allée chez vous ?
Le ton laissait percer une satisfaction indubitable :
— Chez nous non, mais chez l’un des notables d’Assouan et autres lieux : M. Henri Lassalle, dont la maison venait d’être mise à sac dans la nuit après que l’on m’eut moi-même assommé.
— Ah oui ? Vous m’en voyez désolée… mais qu’est-ce que j’y peux ?
— Beaucoup plus peut-être que vous ne voulez le dire, répondit Aldo, rendant insolence pour insolence. Les malfaiteurs étaient venus chercher quelque chose dont je n’ai pas la moindre idée mais aussi déposer ceci !
Le rang aux sept perles apparut au bout de ses doigts tandis qu’il continuait :
— Qui vous appartient sans aucun doute, puisque vous avez immédiatement alerté la police.
— En effet ! Et elle a trouvé intelligent de vous le donner ? Bravo !
— Plus exactement, elle m’a accordé le plaisir de vous le rendre.
— Le plaisir ?
— Quoi d’autre, puisqu’il s’agit d’un faux… et que vous le savez pertinemment. On ne se promène pas sur les grands chemins, fût-ce celui sublime du Nil, en trimballant un monument historique. Je suppose que les perles de Saladin, les vraies, sont à cette heure confortablement au chaud dans le coffre de votre résidence du Caire, celles-ci étant destinées uniquement à me piéger…
— Quelle audace ! Alors que vous devriez être en prison…
— Je me demande si ce n’est pas vous qui devriez y être ! Récapitulons, voulez-vous : vous m’avez attiré au Caire pour me vendre ou me charger de vendre un joyau national dont on vous aurait fait présent dans un moment d’aberration amoureuse. Vous me confiez en même temps qu’il ne faut surtout pas que le roi Fouad, votre ex-époux, en soit informé. Vous ajoutez même que, dans ce but, vous avez fait exécuter une copie très satisfaisante. Dans ces conditions, je refuse, comme l’eût fait n’importe lequel de mes confrères, mais vous me demandez de réfléchir en laissant entendre que vous pourriez peut-être obtenir les autorisations nécessaires. Suivant la façon dont les événements se sont déroulés, j’imagine que, si j’avais séjourné au Caire comme vous le souhaitiez, c’est dans ma chambre du Shepheard’s que l’on aurait découvert les perles, les vraies. Seulement, j’ai quitté l’hôtel dès le lendemain et il fallait trouver un autre motif pour m’envoyer sous les verrous…
Il s’interrompit, saisi d’une soudaine envie de la gifler. Elle bâillait ostensiblement en portant nonchalamment la main à sa bouche, et alla même jusqu’à souligner :
— Vous m’ennuyez, mon cher ! J’ai plus important à m’occuper…
— C’est possible mais cela attendra, si vous ne voulez pas que l’affaire se retourne contre vous. Donc je continue ! Quand j’ai quitté Le Caire, vous m’avez fait suivre et, une fois parvenu à Assouan, vous avez pu mettre en place votre ingénieux projet, à cette différence près que le collier authentique – un peu délicat à confier à un sbire quelconque qui aurait pu être tenté de s’enfuir avec ! – a été remplacé par le faux. Dont je me demande d’ailleurs s’il n’en existe qu’un ?
— Si vous voyez des copies partout, il faut vous faire soigner !
— Merci, je n’ai pas de problèmes de santé. Ce qui serait la plus élémentaire logique, ce serait une imitation dans le trésor royal, l’original chez vous et une autre imitation courant la prétentaine !
— Quelle imagination !
— N’est-ce pas ? Mais je crois que la vôtre ne lui cède en rien. Il est certain que, si le coup avait réussi, vous réalisiez une fortune : tout en gardant les perles, vous m’en extorquiez une autre en dommages et intérêts… Ce n’était pas mal combiné mais maintenant, cela ne signifie plus rien…
— Ah, vous croyez ? Alors je vais crier sur les toits que les vraies perles m’ont été volées et que les fausses sont votre œuvre et que…
— Rien du tout ! assena Aldo, péremptoire. Outre ma réputation, je possède des armes dont vous ne disposez pas : il suffit d’un échange de coups de téléphone avec Scotland Yard et, demain, l’un de leurs experts ira examiner le contenu du trésor royal…
— Scotland Yard ?
— Pas moins. J’y ai un excellent ami, haut placé, il aura vite remis les pendules à l’heure. Maintenant, sans vouloir abuser de votre temps, Madame, je voudrais que vous m’expliquiez la raison pour laquelle vous vous acharnez à me piéger alors que tant d’autres, des Américains par exemple, seraient beaucoup plus faciles à manier, puisque ce que vous visiez, c’est l’argent ?
— Parce que… Parce que… Oh, et puis allez au diable ! J’ai fait ce que je devais !
— Pour quoi ou pour qui ?
— Personne ! J’ai besoin d’argent ! À présent, sortez de chez moi ! Nous n’avons plus rien à nous dire !
— Ah bon ? Il me reste pourtant une question à vous poser…
— Je refuse ! Partez ou je vous fais jeter dehors par le personnel de l’hôtel ! D’ailleurs…
Prenant malgré tout la peine de rafler le collier abandonné sur une table, Shakiar sortit du salon en faisant claquer la porte derrière elle.