— Beau travail ! apprécia-t-il avant de s’adresser aux prétendus coupables. Qu’avez-vous à dire, Messieurs ? Je crois que la cause est entendue.
Il parlait un anglais surprenant, soyeux, aux intonations chantantes, auprès duquel celui d’Henri Lassalle parut semé de cailloux. Il est vrai qu’il était en colère :
— Ah, vous trouvez ? Votre sous-fifre a seulement oublié de vous signaler, capitaine, qu’il a effectué une perquisition dans des chambres bouleversées de fond en comble par des visiteurs nocturnes qui les ont mises à sac après avoir assommé un de mes amis.
— Qu’est-ce qu’il faisait là ? N’étiez-vous pas à la fête de Sa Hautesse le gouverneur ? émit-il avec plus de majesté que de logique.
— J’y étais, en effet, et M. Vidal-Pellicorne, l’archéologue bien connu, m’accompagnait, mais le prince Morosini (et il appuya lourdement sur le titre) était fatigué et a préféré ne pas s’y rendre. Il se tenait sur la terrasse où il avait dîné et profitait de la douceur de la nuit, quand il a été sauvagement agressé, assommé pour être plus exact, et n’a repris conscience qu’à notre retour.
— Vers quelle heure, ce retour ?
— Une heure et demie du matin environ.
— Pourquoi si tôt ? La fête s’est achevée vers quatre heures.
— Parce que, le concert terminé, nous ne voyions plus l’intérêt de rester. À mon âge, je ne danse plus…
— Et moi, j’avais sommeil ! renchérit Adalbert. Mais en trouvant mon ami Morosini inanimé, l’envie m’en est passée. C’est heureux d’ailleurs, parce que ma chambre comme la sienne étaient inhabitables.
— Vous ne vous êtes pas couché, alors ?
— Si. Dans une autre. Il y en a plusieurs chez M. Lassalle.
— Bien sûr, bien sûr ! Ainsi vos chambres avaient été… fouillées sans précaution ?
— C’est le moins qu’on puisse dire. Qu’une tornade soit passée dessus serait plus approprié…
— Alors comment expliquez-vous cette babiole ? demanda le gros homme en accrochant le collier au bout de deux doigts. En général, quand on fouille un endroit, c’est pour y trouver quelque chose ? Non ?
— Ou pour y déposer quelque chose avec l’assurance que la police – qu’il est normal d’alerter en pareil cas – ne manquera pas de le trouver, intervint Aldo que ce dialogue commençait à énerver passablement.
— Pourtant vous ne nous avez pas appelés… alors qu’au même moment une plainte était déposée contre vous pour vol de ce collier.
— Déposée par qui ?
— La pr… Ça ne vous vous regarde pas !
— Ah non ? Alors je vais vous le dire : la princesse Shakiar qui m’a fait venir de chez moi – vous savez, ou vous ne savez pas, que je suis expert en joyaux anciens ? – dans l’intention de me vendre ce collier…
Ce disant, Aldo fixait le bijou et, d’un geste brusque, il le retira des mains de Keitoun pour le voir de plus près :
— Pas celui-là, en tout cas, car je peux vous certifier que c’est un faux !
— Un faux ? Vous dites n’importe quoi !
— Oh, que non ! Je vous répète que je suis expert et je suppose que, dans cette ville, il existe au moins un bijoutier capable de distinguer une copie d’un original par ailleurs célèbre puisqu’il s’agit des perles de l’illustre Saladin !
— La princesse vous aurait fait venir pour vous vendre une imitation ?
— Le collier que j’ai eu entre les mains n’en était pas une. C’est pourquoi j’ai refusé de l’acheter ou de me charger de lui trouver un acquéreur fortuné.
— Pourquoi, puisque c’est votre métier ?
— Mais parce que je suis honnête, capitaine, et que ces perles sont universellement connues pour appartenir depuis des siècles à la Couronne égyptienne et que, sans l’aval de Sa Majesté le roi Fouad, il m’était impossible de les faire sortir d’Égypte. Or, quand j’ai demandé à la princesse de m’obtenir cet aval, elle n’a pas accepté. Et comme je m’en tenais à ma position, elle m’a proposé quelques jours de réflexion afin de voir comment elle pourrait s’arranger. J’ai même dû décliner son invitation à déjeuner parce que je quittais Le Caire pour me rendre à Louqsor.
— Qu’est-ce que vous alliez faire à Louqsor ?
Aldo prit une profonde respiration pour juguler l’exaspération qu’il sentait venir. Il fallait absolument rester au moins courtois :
— Rejoindre mon ami Vidal-Pellicorne. C’est la première fois que je viens dans ce beau pays et il m’a proposé de me guider pour visiter les sites les plus importants. Aller au Caire et en repartir sans avoir rien vu serait plus que dommage, non ?
— C’est un peu facile, comme défense ?
— Défense contre quoi ? s’insurgea Lassalle. D’abord l’accusation de vol ne tient pas dans de telles circonstances – un avocat vous le dirait ! –, et venant de la princesse Shakiar, c’est tout bonnement délirant. Cette femme est folle !
— Prenez garde à vos paroles ! grogna Keitoun. Elle appartient à la famille royale et…
— … et le prince Morosini au Gotha européen. Voulez-vous que je vous le fasse dire par l’ambassadeur de France ? Je le connais personnellement…
— … ou mieux encore, renchérit Adalbert, par le Superintendant Warren de Scotland Yard qui est de nos amis ? Demandez-lui donc ce qu’il pense de votre petite histoire…
Cette fois, le coup porta. D’autant plus qu’à cet instant le colonel Sargent, botté et un stick sous le bras, effectuait une entrée d’habitué. Or, il avait entendu la réplique d’Adalbert :
— Et moi, je le connais encore mieux : c’est mon beau-frère. Ravi de vous revoir, Messieurs ! continua-t-il en tendant une main cordiale à chacun des deux hommes. Quoique le lieu ne me paraisse guère adéquat. Est-il indiscret de vous demander la raison de votre présence ?
— On nous a arrêtés sous l’inculpation du vol de ce bijou, répondit Adalbert en désignant le collier qui décorait à nouveau le sous-main et dont le colonel s’empara.
— C’est idiot ! Pourquoi auriez-vous volé un faux ? Il se trouve que je m’y connais un brin, expliqua-t-il avec un bon sourire à l’adresse de l’Égyptien qui, ne sachant trop quelle contenance prendre après l’avoir salué, avait abandonné ses pistaches au profit du narghilé qu’il tétait d’un air absent dont il espérait qu’il lui donnerait l’apparence d’une profonde réflexion.
Sargent revint à la charge :
— Qu’en dites-vous, capitaine ?
— Rien. Je suis perplexe, admit-il enfin. À moins que ces Messieurs n’aient gardé l’original et laissé traîner celui-ci ?
Adalbert enfourcha son destrier de bataille :
— Le laisser traîner dans le capharnaüm infernal que l’on a mis dans nos chambres après avoir proprement assommé Morosini prenant le frais sur la terrasse ? Nous nageons en plein délire !
— Et je ne crois pas, reprit Henri Lassalle, que notre ambassadeur apprécierait une accusation portée contre des hommes de la qualité de ces Messieurs. M. Vidal-Pellicorne est membre de l’Institut et correspondant de plusieurs universités étrangères. Quant au prince Morosini, il fait autorité dans le monde de la haute joaillerie, sans compter la majorité des familles royales d’Europe. Alors que faisons-nous ? Vous les enfermez, ou vous rendez ces Messieurs à la liberté, après avoir toutefois enregistré ma plainte pour les dommages causés à mon mobilier ?
Keitoun leva sur lui un regard de poisson mort :
— Vous voulez porter plainte, vous aussi ? gémit-il.
— Cette question ! Bien sûr ! Vous ne croyez pas que je vais en rester là ?
— Mais contre qui ?
— Les voleurs du collier, évidemment, mais comme vous ne les connaissez pas et moi non plus, disons contre inconnu ?
— Et à ce propos, fit le colonel, je venais me plaindre, moi aussi. On m’a volé mon cheval – enfin celui du club ! – pendant que je buvais un café chez Ben Saïd. Celui de l’hôtel est infâme. Je les soupçonne de le faire préparer par un Anglais !
Accablé sous le poids d’un destin aussi cruel, l’énorme capitaine parut se tasser sur lui-même. Aldo en profita :