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— Eh bien, dis donc ! siffla Adalbert qui avait joué les statues durant l’affrontement verbal. Tu as là une ennemie mais, au moins, tu sais à quoi t’en tenir.

— Il vaut toujours mieux savoir à qui l’on a affaire !

Tandis qu’ils redescendaient l’escalier, Adalbert interrogea :

— Quel genre de question allais-tu lui poser ?

— Par exemple, qui est au juste l’homme qui s’est fait passer chez moi pour le frère d’El-Kouari et que j’ai vu dans son palais du Caire. Il n’est pas possible qu’elle ne le connaisse pas !

— Sans nul doute, mais si tu veux le fond de ma pensée, ça m’est complètement égal ! En outre, sans cette histoire de fous, tu ne serais peut-être jamais venu en Égypte… Ouille !

Une dame qui dévalait l’escalier à vive allure en explorant son sac à main ne l’avait pas vu – lui non plus d’ailleurs – et venait de le bousculer en lui écrasant un orteil au passage :

— Veuillez m’excuser ! lança-t-elle par-dessus son épaule, mais il l’avait déjà reconnue à sa crinière jaune dépassant les bords de son canotier de paille garni de marguerites :

— Marie-Angéline ? souffla-t-il, stupéfait. Vous êtes ici…

Elle ne se détourna qu’à peine, se contentant d’un coup d’œil rapide :

— Tiens, Adalbert !

Et poursuivit son chemin comme si de rien n’était et sans remarquer non plus Aldo. Ils la virent rejoindre un jeune Arabe qui l’attendait dehors, chargé d’un matériel de peintre, et se diriger avec lui vers le fleuve.

— Ça alors ! émit Aldo. Qu’est-ce qu’on lui a fait ?

— Aucune idée. Moi, elle s’est contentée de m’écraser le pied ! Mais elle ne doit pas être venue seule…

Un même élan les précipita à la réception :

— Je viens de voir Mlle du Plan-Crépin, dit Aldo. Je suppose que Mme la marquise de Sommières est dans vos murs ?

— En effet, Excellence. À cette heure-ci, elle doit être sur la terrasse. Dois-je vous faire annoncer ?

— Merci. C’est inutile !

Il se sentait tout à coup incroyablement heureux ! Tante Amélie à Assouan, c’était bien la meilleure des nouvelles ! Tous deux se ruèrent sur la grande terrasse ombragée où la vieille dame somnolait avec une extrême dignité dans un haut fauteuil d’osier peint en rouge, sur lequel ressortait le blanc immaculé de sa robe de piqué à la mode de la reine Alexandra et le plateau de paille blanche à demi recouvert de feuillage en soie de plusieurs tons de vert mêlé de minces rubans blancs. Ce chef-d’œuvre reposait sur le coussin de cheveux argentés, parmi lesquels une ou deux mèches rousses trahissaient la couleur d’origine. Avec son col de dentelle baleinée supportant une collection de sautoirs d’or, de perles et de menues pierres précieuses au milieu desquels se perdait son face-à-main serti d’émeraudes, elle était merveilleusement anachronique et cependant entièrement en phase avec le décor victorien qui l’entourait, et personne n’aurait eu l’idée de sourire en la voyant tant elle incarnait l’élégance et la dignité. En outre et bien qu’elle eût atteint les quatre-vingts ans, il lui restait plus d’une trace de sa beauté.

Quand Aldo prit délicatement pour les baiser ses mains baguées de perles, elle ouvrit largement ses yeux d’une joyeuse teinte verte :

— Vous êtes là tous les deux, les garçons ? Mais quelle incroyable chance !

— Tante Amélie, fit Aldo, c’est vous rencontrer ici qui est une chance. Vous ne pouvez pas savoir à quel point j’en suis heureux !

— Et moi donc ! renchérit Adalbert en écho. Ce qui est plus surprenant encore, c’est que nous venons de croiser Plan-Crépin qui non seulement n’a pas eu l’air surprise, mais nous a ignorés pour filer vers les quais en compagnie d’un gamin arabe. Qu’est-ce qu’on lui a fait ?

— Rien, rassurez-vous ! Simplement, depuis quelques jours elle donne l’impression de ne plus avoir les pieds sur terre.

— Vous êtes là depuis longtemps ?

— Une bonne semaine…

— Alors vous deviez vous trouver à la soirée du gouverneur, en déduisit Adalbert. Comment se fait-il que je ne vous aie pas vue ?

— Pour l’excellente raison que je n’y étais pas ! Je voyage pour mon plaisir, cher Adalbert, et pas pour courir les réceptions plus ou moins exotiques qui se donnent de par le monde. Notez qu’il y avait la voix de la Rinaldi que je pourrais écouter des nuits entières, mais je ne supporte pas de la voir. À vous, maintenant ! Ne devriez-vous pas être en train de plonger dans les entrailles de la terre d’Égypte, Adalbert… ou bien êtes-vous chargé d’une mission dans les alentours ?

— En fait, oui et non. Je me suis trouvé exproprié de mon dernier chantier de fouilles et, comme Aldo m’est tombé dessus à ce moment-là, j’ai voulu lui montrer un peu de ce pays que j’aime tant !

Les yeux verts s’ouvrirent plus grands encore :

— Et toi, Aldo, tu n’as rien d’autre à faire en plein hiver que de jouer les touristes ? Qu’est-ce qui t’a amené ici ? Où sont Lisa et les enfants ?

— Une question à la fois s’il vous plaît, engagea Aldo en riant. Et on commence par la dernière. Ma petite famille est à Vienne ou plutôt à Ischl pour surveiller la convalescence de Grand-Mère qui a eu un pépin de santé quand nous y étions. Cela dit, je ne joue pas vraiment les touristes. Appelé au Caire pour traiter une affaire avec une… personnalité bizarre, je me suis aperçu que ni l’une ni l’autre n’étaient fiables. Sur ce, j’ai rencontré Adalbert et, comme il aurait été dommage de repartir sans voir au moins un bout de pays, me voilà ! Tellement heureux que vous y soyez aussi.

Mme de Sommières avait braqué son face-à-main sur son petit-neveu qu’elle considérait avec une particulière attention :

— Dis-moi pourquoi je n’arrive pas à te croire entièrement ? Peut-être parce que je te connais à la perfection ?

— Rien, jamais, ne vous échappe, n’est-ce pas ? Soit, j’ai omis des détails que je vous apprendrai plus tard. Pour l’instant, ne gâchons pas ce beau matin ensoleillé…

Il fit signe à l’un des serviteurs nubiens pour commander des cafés.

— Pourquoi ne nous sommes-nous pas encore rencontrés ? reprit la marquise. Vous n’êtes pas descendus au Cataract ?

— Non, chez un vieil ami à moi, Henri Lassalle. Nous sommes arrivés la veille de la réception et l’hôtel était bondé.

— Lassalle… Lassalle ! Attends, ce nom-là me dit quelque chose…

— Ce n’est pas un nom d’une rareté particulière. Et vous avez croisé tant de gens. Sans compter vos nombreuses relations… Ne cherchez pas ! La mémoire vous reviendra en temps voulu… et parlez-nous de notre incroyable Marie-Angéline. J’avoue que son indifférence nous a laissés pantois. Qu’a-t-elle à nous reprocher ?

— Rien ! Je vous ai dit qu’elle n’avait plus les pieds sur terre. Cela remonte à l’an passé, quand nous sommes rentrées à Paris après notre équipée au Pays basque (8). Dieu sait pourquoi, elle s’est prise subitement d’une véritable passion pour l’égyptologie !

— Tiens donc ? apprécia Adalbert avec un large sourire. Aurais-je déteint ? Mais pourquoi à ce moment-là ?

— Allez savoir ! Toujours est-il qu’elle s’est mise à fréquenter l’École du Louvre comme auditeur, qu’elle a acheté des livres et que, si je n’y avais mis le holà en lui rappelant qu’elle était en priorité ma secrétaire et ma lectrice, elle aurait remplacé Le  Figaro par le  Livre des morts et mes auteurs favoris – sans oublier les nouveautés auxquelles je m’intéresse ! – par les biographies de Champollion, de Mariette, et les écrits d’auteurs qui se sont illustrés au service des pharaons. Elle a même acheté vos bouquins, Adalbert.

— C’est stupide ! Elle n’avait qu’à me les demander, je les lui aurais offerts volontiers. Il est vrai qu’on ne s’est pas beaucoup vus depuis… oh, je vous prie de m’excuser, ajouta-t-il en se levant, mais j’aperçois une personne que j’aimerais saluer !

Mme de Sommières le regarda s’éloigner avec un sourire amusé :

— On peut dire qu’elle tombe à pic, celle-là ! Je vais pouvoir te raconter ce qu’il en est. En fait, l’engouement date du jour où Adalbert lui a fait cadeau de ce vase Kien-Long qu’on venait de lui retourner et qui avait fait partie des cadeaux de mariage du regretté Vauxbrun…

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