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Une mini-rébellion des passagers n’eut pas davantage de succès. Quelqu’un proposa d’enfoncer la porte et de la jeter à l’eau, un autre de lui couper les vivres, mais le commandant, au bord des larmes, fit comprendre qu’il ne pouvait risquer d’offenser la majesté royale à travers son invitée.

Le plus à plaindre était l’accompagnateur. Le malheureux rasait littéralement les murs pour regagner sa cabine, la femme de chambre demeurant avec sa maîtresse, et ne cessait de grignoter en dehors des repas.

Les escales offraient de bienheureux moments de paix : la perturbatrice n’y participait pas. On put donc visiter en toute sérénité le superbe temple d’Edfou, le plus vaste après celui de Karnak, où régnait Horus, le dieu-faucon symbole du soleil, et aussi celui de Kom Ombo, fief de Sobek, le dieu-crocodile, mais après s’être reposé les oreilles dans le merveilleux silence des sanctuaires, il fallait bien retourner au bateau, d’où s’élevaient gammes, trilles, roulades cocottes à un rythme toujours grandissant.

— Est-il vraiment possible, fit plaintivement une passagère, qu’une voix humaine possède une telle résistance ?

— Il faut croire que oui, lui répondit son mari. Il est vrai qu’elle a ce que l’on appelle du « coffre », conclut-il, faisant allusion à la poitrine abondante de Carlotta.

— C’est quand même exagérer, majesté royale ou pas, remarqua Adalbert. On devrait tous se réunir pour aller siffler son prochain concert !

— On aurait encore tort et on finirait en prison. Le gouverneur du coin est l’un des types les plus désagréables qui soient ! Qu’il puisse aimer la musique à ce point me confond !

Enfin, on fut à Assouan.

La beauté du site coupa le souffle à tout le monde. Là le Nil butait en bouillonnant contre la première cataracte et s’élargissait en un bassin d’eau bleue d’où surgissaient des îles dont la plus grande, l’Éléphantine, portait les vestiges d’un temple et des jardins foisonnants. Les rives s’élevaient, formées d’énormes rochers de granit noir… La ville blanche s’étirait sur la rive droite, bordant une promenade dont le point d’orgue, dominant un bassin rocheux, était la longue façade rouge foncé aux fenêtres encadrées de blanc de l’hôtel Old Cataract, posé comme une couronne sur un coussin de verdure et de fleurs. À sa base voltigeait le gracieux ballet des felouques sous l’aile blanche de leur haute voile triangulaire. À cet endroit, la vallée du fleuve se resserrait, s’encaissait entre ses versants, dont celui de gauche laissait couler les sables du désert jusqu’au barrage naturel des rochers.

Les deux amis avaient débarqué les premiers, après avoir déversé quelques paroles lénitives à l’adresse du pauvre Fatah que cette croisière ratée désolait. Ils avaient hâte de gagner le refuge de cet hôtel où les grands de ce monde se devaient de passer au moins une fois. L’image victorienne d’impériale sérénité qu’il offrait les attirait comme un aimant.

— Il vaut le voyage à lui seul, assurait Adalbert qui le connaissait depuis longtemps. Il écrase tous les Ritz de la terre par la tranquillité qu’on y respire.

— Et que se passera-t-il si la Rinaldi s’y installe ?

— Rien à craindre. Elle est l’invitée du gouverneur, elle va porter ses vocalises chez lui. C’est à l’autre extrémité de la ville…

Leur soulagement ne dura que le temps relativement court du voyage en calèche entre le débarcadère et l’hôtel, où le réceptionniste leur apprit qu’il n’y avait plus de place.

— Vous auriez dû retenir, Monsieur Vidal-Pellicorne, reprocha-t-il gentiment à ce client qu’il connaissait bien. Vous savez qu’en cette saison on s’arrache nos appartements.

— Qui vous parle d’appartements ? Des chambres suffisent, à condition que ce ne soient pas celles des domestiques ! Le Winter Palace ne vous a pas annoncé notre arrivée ? s’indigna Adalbert avec une parfaite mauvaise foi parce qu’il avait oublié de le demander.

— Non !… Non, je suis navré !

— Mais enfin, Garrett, vous devriez comprendre que nous ne pouvons pas coucher dehors, le prince Morosini et moi ? gémit-il en désignant d’un geste discret Aldo qui, se désintéressant du débat, fumait une cigarette dans un fauteuil du hall.

— Croyez que j’en suis profondément conscient, Monsieur Vidal-Pellicorne ! Je vais faire mon possible pour vous dépanner… Mais, j’y pense, pourquoi ne pas demander l’hospitalité à M. Lassalle…, au moins jusqu’à ce que des chambres se libèrent ?

— Lassalle ? Il est là ?

— Il a dû arriver en fin de semaine. C’est seulement hier qu’il est venu dîner chez nous ! Voulez-vous que je téléphone ?

— Inutile ! Nous voilà sauvés ! À bientôt, Garrett ! Je vous laisse les bagages ! On les fera prendre plus tard !

— On vous les portera…

S’il y avait une chose qu’Aldo détestait, c’était de ne pas savoir où loger en arrivant quelque part. Aussi était-ce avec une certaine nervosité qu’il attendait la fin des palabres. Voyant Albert revenir vers lui, arborant un large sourire, il écrasa sa cigarette dans un cendrier et se leva :

— Tu as fait un miracle ?

— Mieux que ça. On s’en va !

Il l’avait pris par le bras pour l’entraîner mais Aldo se dégagea, il se méfiait des enthousiasmes impromptus d’Adalbert :

— Où prétends-tu m’emmener ?

— Là où on sera encore mieux qu’à l’hôtel parce qu’on n’y risquera pas de rencontres douteuses. Du moins, je l’espère…

— Tu n’en es pas sûr ?

— Oh, on ne peut jurer de rien… T’ai-je parlé d’Henri Lassalle qui était le meilleur ami de mon père ?

— Tu n’as déjà pas souvent parlé de ton père… Et ce monsieur est un archéologue, lui aussi ?

— Jamais de la vie. Ils étaient tous les deux diplomates et ils se sont connus à Rome, au palais Farnèse où ils étaient jeunes attachés. Ils ont d’ailleurs commencé par se taper dessus…

— Ils se sont battus ?

— Comme des chiffonniers pour les beaux yeux d’une fille dont ils étaient aussi amoureux l’un que l’autre mais, comme ils n’étaient pas idiots, ils ont compris qu’elle n’en valait pas la peine quand elle les a plantés là, à cause d’un boyard russe plus âgé mais riche comme un puits. Du coup, ils sont allés fêter l’événement dans un cabaret en prenant une cuite monumentale qui les a unis pour la vie.

Il s’interrompit, monta dans la calèche que le voiturier venait de leur appeler, donna l’adresse et reprit :

— Par la suite, la carrière les a séparés. Mon père a été nommé à Varsovie où il a rencontré ma mère…

— Ta mère était polonaise ?

— Où vas-tu chercher ça ? C’était la fille de l’ambassadeur.

— Fichtre ! Comment se fait-il que tu ne me le dises qu’aujourd’hui ?

— Parce que je ne porte pas mes ancêtres en bandoulière, moi, et que…

— J’ai l’impression que je devrais me sentir visé ?

— Un peu, non ? fit Adalbert, goguenard. Ce n’est pas ce que je voulais dire. Je crois que c’est parce qu’on n’en a jamais eu le loisir ! Pour en revenir à Lassalle, il n’a pas été plus loin que Londres mais il y a fait la connaissance d’une belle Égyptienne, fille d’une sorte de roi du coton et belle comme un rêve, qui est morte après un an de mariage en mettant au monde un enfant mort-né. Lassalle a failli en mourir de douleur. Il a donné sa démission aux Affaires étrangères et s’est mis d’abord à voyager. Le seul lien qui le retenait à la mère patrie, c’étaient mes parents…

— Et toi ? Je suppose qu’il est ton parrain ?

— Pourquoi ? Je ne me prénomme pas Henri ! En plus, il est devenu musulman. Les voyages n’ont d’ailleurs eu qu’un temps, celui pour lui de se prendre de passion pour l’archéologie. Égyptienne, évidemment.

— Il faisait des fouilles ?

— Non. Il est trop paresseux ! Mais comme sa femme lui avait légué une maison dans le patelin, il y est venu de plus en plus souvent, y a invité naturellement mes parents. Avec moi, bien sûr, et c’est de cette façon que je suis tombé dans la marmite. Dieu sait si, en étudiant, j’ai entendu des conférenciers de tout poil, mais jamais personne n’a parlé de l’Égypte ancienne comme lui… Tu ne peux pas savoir !

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