Un petit vent lourd et bas rasait le sol, envoyant des bouffées ardentes aux fleurs altérées, qui courbaient la tête comme pour implorer du ciel l’aumône de la pluie ou de la rosée.
Cette menace de l’atmosphère n’avait aucunement accéléré la marche d’Andrée; au contraire, la jeune fille, triste et profondément rêveuse, mettait comme à regret le pied sur chaque marche de l’escalier qui conduisait à sa chambre, et elle s’arrêtait à chaque fenêtre pour regarder le ciel si bien en harmonie avec sa tristesse et retarder ainsi sa rentrée dans le petit appartement.
Nicole impatiente, Nicole dépitée, Nicole, qui craignait que quelque fantaisie de sa maîtresse ne la conduisît au delà de l’heure, grommelait tout bas ces sortes d’imprécations que les valets n’épargnent jamais aux maîtres assez imprudents pour se permettre de satisfaire un caprice aux dépens des caprices de leurs valets.
Enfin, Andrée poussa la porte de sa chambre et, tombant plutôt qu’elle ne s’assit sur un fauteuil, commanda doucement à Nicole d’entrebâiller la fenêtre qui donnait sur la cour.
Nicole obéit.
Puis, revenant à sa maîtresse avec cet air d’intérêt que la flatteuse savait si bien prendre:
– J’ai peur que mademoiselle ne soit un peu malade ce soir, dit-elle; mademoiselle a les yeux rouges et gonflés, brillants néanmoins. Je crois que mademoiselle aurait grand besoin de repos.
– Tu crois, Nicole? dit Andrée, qui n’avait pas écouté.
Et elle étendit nonchalamment les pieds sur un carreau de tapisserie.
Nicole accepta cette pose pour un ordre de déshabiller sa maîtresse et se mit à détacher les rubans et les fleurs de sa coiffure, espèce d’édifice que la démolisseuse la plus habile ne jetait point bas avant un bon quart d’heure.
Andrée, pendant tout ce travail, ne souffla pas un seul mot. Nicole, laissée à son libre arbitre, hacha, comme on dit, la besogne, et, sans faire crier Andrée, tant sa préoccupation était grande, lui tira tout à son aise les cheveux.
La toilette de nuit terminée, Andrée donna ses ordres pour le lendemain. Il s’agissait d’aller dès le matin à Versailles chercher quelques livres que Philippe devait avoir fait transporter pour sa sœur; il y avait, en outre, à prévenir l’accordeur de se rendre à Trianon pour mettre le clavecin en état.
Nicole répondit tranquillement que, si on ne la réveillait point dans la nuit, elle se lèverait de bonne heure, et qu’avant le réveil de mademoiselle, toutes les commissions seraient faites.
– Demain aussi, j’écrirai, continua Andrée se parlant à elle-même; oui, j’écrirai à Philippe, cela m’allégera un peu.
– En tout cas, se dit Nicole tout bas, ce n’est pas moi qui porterai la lettre.
Et, à cette réflexion, la jeune fille, qui n’était pas encore perdue tout à fait, se prit à penser tristement qu’elle allait, pour la première fois, quitter cette excellente maîtresse près de laquelle s’étaient éveillés son esprit et son cœur. Chez elle, le souvenir d’Andrée se liait à tant de souvenirs, que, froisser celui-là, c’était secouer toute la chaîne qui remontait de ce jour aux premiers jours de son enfance.
Tandis que ces deux enfants, si différents de condition et de caractère, pensaient ainsi à côté l’un de l’autre, sans qu’il y eût aucune connexion dans leurs idées, le temps fuyait, et la petite horloge d’Andrée, toujours en avance sur celle de Trianon, sonnait neuf heures.
Beausire devait être au rendez-vous, et Nicole n’avait plus qu’une demi heure pour aller rejoindre son amant.
Elle acheva de déshabiller sa maîtresse aussi promptement qu’elle put, non sans laisser échapper quelques soupirs auxquels Andrée ne fit même pas attention. Elle lui passa un long peignoir de nuit, et, comme Andrée, toujours absorbée, demeurait immobile et les yeux perdus au plafond, Nicole tira de sa poitrine le flacon de Richelieu, jeta deux morceaux de sucre dans un verre avec l’eau nécessaire pour le faire fondre; puis, sans hésitation et par la toute-puissance de cette volonté déjà si forte dans ce cœur si jeune encore, elle versa deux gouttes de liqueur du flacon dans cette eau, qui se troubla aussitôt, et prit une légère teinte d’opale qu’elle perdit ensuite peu à peu.
– Mademoiselle, dit alors Nicole, le verre d’eau est fait, les robes pliées, la veilleuse allumée. Vous savez qu’il faut que je me lève de bon matin; puis je aller me coucher maintenant?
– Oui, répondit distraitement Andrée.
Nicole fit la révérence, poussa un dernier soupir qui fut perdu comme les autres et ferma derrière elle la porte vitrée donnant sur la petite antichambre. Mais, au lieu de rentrer chez elle, dans la petite cellule contiguë, on le sait, au corridor, et éclairée sur l’antichambre d’Andrée, elle s’enfuit légèrement, laissant poussée contre le chambranle la porte du corridor, de façon à ce que les instructions de Richelieu fussent parfaitement suivies.
Puis, pour ne pas éveiller l’attention des voisins, elle descendit l’escalier conduisant au jardin, sur la pointe de ses petits pieds, bondit au delà du perron, et s’en alla tout courant rejoindre M. de Beausire à la grille.
Gilbert n’avait point quitté son observatoire. Il avait entendu dire à Nicole qu’elle reviendrait dans deux heures. il attendait. Cependant, comme l’heure était passée depuis dix minutes à peu près, il commença à craindre qu’elle ne revînt pas.
Tout à coup, il l’aperçut courant comme si elle eût été poursuivie.
Elle s’approcha de la grille, passa à travers les barreaux la clef à Beausire; Beausire ouvrit la porte; Nicole s’élança de l’autre côté; la grille se referma avec un lourd grincement.
Puis la clef fut jetée dans les herbes du fossé, juste au-dessous de l’endroit où était Gilbert; le jeune homme l’entendit tomber avec un bruit mat et remarqua la place où elle était tombée.
Nicole et Beausire gagnaient du terrain pendant ce temps-là; Gilbert les écoutait s’éloigner et bientôt il perçut, non pas le bruit d’un carrosse, comme l’avait demandé Nicole, mais le piétinement d’un cheval qui, après quelques moments sans doute donnés aux récriminations de Nicole, qui eût voulu sortir en carrosse comme une duchesse, battit la terre de ses quatre pieds ferrés, lesquels bientôt retentirent sur le pavé de la route.
Gilbert respira.
Gilbert était libre, Gilbert était débarrassé de Nicole, c’est-à-dire de son ennemie. Andrée restait seule; peut-être, en s’en allant, Nicole avait-elle laissé la clef à la porte; peut-être lui, Gilbert, pourrait-il pénétrer jusqu’à Andrée.
Cette idée fit bondir le bouillant jeune homme avec toutes les fureurs de la crainte et de l’incertitude, de la curiosité et du désir.
Et, suivant en sens inverse le chemin que venait de faire Nicole, il prit sa course vers le pavillon des communs.