– Mademoiselle, dit froidement Gilbert à Andrée, daignez répondre à une seule question. Respectez-vous votre père?
– Je crois, en vérité, que vous m’interrogez, monsieur Gilbert? s’écria la jeune fille avec une souveraine hauteur.
– Oui vous respectez votre père, continua Gilbert, et ce n’est point à cause de ses qualités, à cause de ses vertus; non, c’est par cela simplement qu’il vous a donné la vie. Un père, malheureusement, vous devez savoir cela, mademoiselle, un père n’est respectable qu’à un seul titre, mais enfin c’est un titre. Il y a plus: pour ce seul bienfait de la vie – et Gilbert s’anima à son tour d’une dédaigneuse pitié – pour ce seul bienfait, continua-t-il, vous êtes tenue d’aimer le bienfaiteur. Eh bien, mademoiselle, cela posé en principe, pourquoi m’outragez-vous? pourquoi me repoussez-vous? pourquoi me haïssez-vous, moi qui ne vous ai pas donné la vie, c’est vrai, mais moi qui vous l’ai sauvée?
– Vous? s’écria Andrée; vous, vous m’avez sauvé la vie?
– Ah! vous n’y avez pas même pensé, dit Gilbert, ou plutôt vous l’avez oublié; c’est fort naturel; il y a tantôt un an de cela. Eh bien, mademoiselle, il faut alors vous l’apprendre ou vous le rappeler. Oui, je vous ai sauvé la vie en sacrifiant la mienne.
– Au moins, monsieur Gilbert, dit Andrée fort pâle, vous me ferez la grâce de me dire où et quand?
– Le jour, mademoiselle, où cent mille personnes, s’écrasant les unes les autres, fuyant des chevaux fougueux, des sabres qui fauchaient la foule, laissèrent sur la place Louis XV une longue jonchée de cadavres et de blessés.
– Ah! le 31 mai.
– Oui, mademoiselle.
Andrée se remit et reprit son sourire ironique.
– Et ce jour-là, dites-vous, vous avez sacrifié votre vie pour sauver la mienne, monsieur Gilbert?
– J’ai déjà eu l’honneur de vous le dire.
– Vous êtes donc M. le baron de Balsamo? Je vous demande pardon, car je l’ignorais.
– Non, je ne suis pas M. le baron de Balsamo, dit Gilbert les yeux enflammés et la lèvre frémissante; je suis le pauvre enfant du peuple Gilbert, qui a la folie, la sottise, le malheur de vous aimer; qui, parce qu’il vous aimait comme un insensé, comme un fou, comme un forcené, vous a suivie dans la foule; je suis Gilbert, qui, séparé de vous un instant, vous reconnut au cri terrible que vous poussâtes en perdant pied; Gilbert, qui tomba près de vous et vous entoura de ses bras jusqu’à ce que vingt mille bras, pesant sur les siens, eussent brisé sa force; Gilbert, qui se jeta sur le pilier de pierre où vous alliez être écrasée, pour vous offrir l’appui plus moelleux de son cadavre; Gilbert, qui, apercevant dans la foule cet homme étrange qui semblait commander aux autres hommes, et dont vous venez de prononcer le nom, rassembla toutes ses forces, tout son sang, toute son âme, et vous souleva dans ses bras mourants, afin que cet homme vous aperçut, vous prît, vous sauvât; Gilbert enfin, qui, de vous, qu’il cédait à un sauveur plus heureux que lui, ne garda qu’un lambeau de votre robe, que j’appuyai sur mes lèvres, et il était temps, car le sang afflua aussitôt à mon cœur, à mes tempes, à mon cerveau; la masse roulante des bourreaux et des victimes me couvrit comme le flot et m’ensevelit, tandis que, pareil à l’ange de la résurrection, vous montiez, vous, de mon abîme vers le ciel.
Gilbert venait de se montrer tout entier, c’est-à-dire sauvage, naïf, sublime, dans sa résolution comme dans son amour. Aussi Andrée, malgré son mépris, ne pouvait-elle le regarder sans étonnement. Aussi crut-il un instant que son récit avait été irrésistible comme la vérité, comme l’amour. Mais le pauvre Gilbert comptait sans l’incrédulité, cette mauvaise foi de la haine. Or, Andrée, qui haïssait Gilbert, ne s’était laissée prendre à aucun des arguments vainqueurs de cet amant dédaigné.
D’abord, elle ne répondit rien, elle regardait Gilbert et quelque chose comme un combat se passait dans son esprit.
Aussi, mal à l’aise devant ce silence glacé, le jeune homme se vit-il obligé d’ajouter en manière de péroraison:
– Maintenant, mademoiselle, ne me détestez donc plus autant que vous le faisiez, car ce serait non seulement de l’injustice, mais encore de l’ingratitude, ainsi que je vous le disais tout à l’heure et que je vous le répète maintenant.
Mais, à ces mots, Andrée leva sa tête altière et, du ton le plus indifféremment cruel:
– Monsieur Gilbert, dit-elle, combien de temps, s’il vous plaît, êtes-vous resté en apprentissage chez M. Rousseau?
– Mademoiselle, dit naïvement Gilbert, trois mois, je crois, sans compter les jours de ma maladie, suite de l’étouffement du 31 mai.
– Vous vous méprenez, dit-elle, je ne vous demande point de me dire si vous avez été ou non malade… d’étouffements… cela couronne artistement peut-être votre récit… mais il m’importe peu. Je voulais seulement vous dire, n’ayant séjourné que trois mois chez l’illustre écrivain, que vous en avez fort bien profité, et que l’élève fait du premier coup des romans presque dignes de ceux que publie son maître.
Gilbert, qui avait écouté avec tranquillité, croyant qu’Andrée allait, aux choses passionnées qu’il avait dites, répondre des choses sérieuses, tomba de toute la hauteur de sa bonhomie sous le coup de cette ironie sanglante.
– Un roman! murmura-t-il indigné, vous traitez de roman ce que je viens de vous dire!
– Oui, monsieur, dit Andrée, un roman, je répète le mot; seulement, vous ne m’avez pas forcée de le lire et je vous en sais gré; mais, malheureusement, j’ai le profond regret de ne pouvoir le payer ce qu’il vaut; car j’y tenterais en vain, le roman étant impayable.
– Ainsi voilà ce que vous me répondez? balbutia Gilbert le cœur serré, les yeux éteints.
– Je ne vous réponds même pas, monsieur, dit Andrée en le repoussant pour passer devant lui.
En effet, Nicole arrivait, appelant sa maîtresse du bout de l’allée, pour ne pas interrompre trop brusquement l’entretien dont elle ignorait l’interlocuteur, n’ayant pas reconnu Gilbert à travers les ombrages.
Mais, en approchant, elle vit le jeune homme, le reconnut et demeura stupéfaite. Alors elle se repentit bien de n’avoir point fait un détour, afin d’entendre ce que Gilbert avait pu dire à mademoiselle de Taverney.
Alors celle-ci, s’adressant à Nicole d’une voix adoucie, comme pour mieux faire comprendre à Gilbert la hauteur avec laquelle elle lui avait parlé:
– Qu’y a-t-il, mon enfant? demanda-t-elle.
– M. le baron de Taverney et M. le duc de Richelieu viennent de se présenter pour mademoiselle, répondit Nicole.
– Où sont-ils?
– Chez mademoiselle.
– Venez.
Andrée s’éloigna.