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Et Rousseau reprenait haleine, appuyé sur sa canne, debout et un instant immobile au milieu de la rue.

– C’était pourtant, poursuivit le philosophe une belle chimère: la liberté dans l’esclavage, l’avenir conquis sans secousses et sans bruit, le réseau mystérieusement ourdi pendant le sommeil des tyrans de la terre… C’était trop beau, j’ai été dupe d’y croire… Je ne veux pas de craintes, de soupçons, d’ombrages qui sont indignes d’un esprit libre et d’un corps indépendant.

Il en était à ces mots et il venait de reprendre sa course, lorsque la vue de quelques agents de M. de Sartine, rôdant avec leurs yeux à pivot, épouvanta l’esprit libre et donna une telle impulsion au corps indépendant, qu’il alla se perdre dans le plus profond de l’ombre des piliers sous lesquels il cheminait.

Des piliers à la rue Plâtrière, il n’y a pas loin; Rousseau fit le trajet avec rapidité, monta ses étages en respirant comme un daim qu’on force, et alla tomber sur une chaise dans sa chambre, sans pouvoir répondre un mot à toutes les questions de Thérèse.

Pourtant il finit par lui rendre compte de son émotion: c’était la course, la chaleur, la nouvelle de la colère du roi au lit de justice, une commotion de la terreur populaire, un contrecoup de ce qui venait de se passer.

Thérèse répliqua en grognant que ce n’était pas une raison pour faire refroidir le dîner, et qu’un homme, d’ailleurs, ne devait pas être une poule mouillée s’effarouchant au moindre bruit.

Rousseau n’eut rien à répondre à ce dernier argument, qu’il avait tant de fois proclamé en autres termes.

Thérèse ajouta que ces philosophes, ces gens d’imagination, étaient bien tous les mêmes… qu’ils ne cessent, dans leurs écrits, de crier fanfare; qu’ils annoncent n’avoir peur de rien; que Dieu et les hommes leur sont de peu; mais qu’au moindre aboiement du plus petit chien, ils crient: «À l’aide!» qu’au moindre accès de fièvre, ils crient: «Mon Dieu! je suis mort.»

C’était un des thèmes favoris de Thérèse, celui qui faisait le plus briller son éloquence, celui auquel Rousseau, timide naturellement, trouvait les plus mauvaises réponses. Aussi Rousseau berçait-il, au son de cette aigre musique, sa pensée à lui, qui certes valait bien celle de Thérèse, malgré tout le blâme que lui prodiguait cette femme.

– Le bonheur se compose de parfums et de bourdonnements, disait-il; or, ce sont choses de convention que le bruit et l’odeur… Qui établira que l’oignon sente moins bon que la rose, et que le paon chante moins bien que le rossignol?

Sur cet axiome, qui pouvait passer pour un bel et bon paradoxe, on se mit à table et l’on dîna.

Rousseau, après son dîner, n’alla pas s’asseoir à son clavecin comme d’habitude. Il fit vingt tours dans sa chambre et regarda plus de cent fois à la fenêtre pour étudier la physionomie de la rue Plâtrière.

Thérèse alors fut prise d’un de ces accès de jalousie comme en ont par contrariété les gens taquins, c’est-à-dire les gens les moins réellement jaloux de la terre.

Car, s’il est une affectation qui soit désagréable, c’est celle d’un défaut! passe encore pour les qualités.

Thérèse, qui méprisait profondément la virilité, la complexion, l’esprit et les habitudes de Rousseau, Thérèse, qui le trouvait vieux, souffrant et laid, n’avait pas peur qu’on lui enlevât son mari; elle ne supposait pas que les femmes dussent le voir avec d’autres yeux qu’elle-même. Cependant comme c’est un des supplices les plus friands pour une femme que la torture par la jalousie, Thérèse se donnait parfois ce régal.

Voyant donc Rousseau s’approcher si souvent de la fenêtre, rêver et ne pas tenir en place:

– Bon! dit-elle, je comprends toute votre agitation… Vous avez quitté tout à l’heure quelqu’un.

Rousseau la regarda d’un air effaré, ce qui fut un indice de plus pour elle.

– Quelqu’un que vous cherchez à revoir, continua-t-elle.

– Plaît-il? dit Rousseau.

– Nous avons des rendez-vous, à ce qu’il paraît?

– Oh! fit Rousseau, qui comprit qu’on lui parlait de jalousie, des rendez vous! Vous êtes folle, Thérèse!

– Je sais bien que ce serait une folie, dit-elle; mais vous êtes capable de toutes; allez, allez, avec votre teint de papier mâché, avec vos palpitations de cœur, avec votre petite toux sèche, allez faire des conquêtes: c’est un bon moyen de vous avancer.

– Mais, Thérèse, vous savez bien qu’il n’en est rien, dit Rousseau avec humeur; laissez-moi donc rêver tranquillement.

– Vous êtes un libertin, dit Thérèse avec le plus grand sérieux du monde.

Rousseau rougit comme si on venait de lui dire une vérité ou de lui faire un compliment.

Alors Thérèse se crut en droit de montrer un visage terrible, de bouleverser le ménage, de faire claquer les portes et de jouer avec la tranquillité de Rousseau, comme les enfants avec ces anneaux de métal qu’ils enferment dans des boîtes et qu’ils secouent à grand bruit.

Rousseau se réfugia dans son cabinet. Ce tumulte avait un peu affaibli ses idées.

Il songea qu’il y aurait sans doute un danger à ne pas assister à la cérémonie mystérieuse dont l’étranger lui avait parlé au coin du quai.

– S’il y a des peines contre les révélateurs, il doit y en avoir contre les tièdes ou contre les négligents, pensa-t-il. Or, j’ai toujours remarqué que les gros dangers ne sont rien, pas plus que les grosses menaces; les cas d’application de peines ou d’exécution, en pareille circonstance, sont extrêmement rares; mais, pour les petites vengeances, les coups sournois, les mystifications et autre menue monnaie, il y faut prendre garde. Quelque jour, les frères maçons se payeraient de mon mépris par la tension d’une corde dans mon escalier; je m’y briserais une jambe et les huit ou dix dents qui me restent… ou bien ils auront un moellon tout prêt à me laisser choir sur la tête lorsque je côtoierai un échafaudage… Mieux que cela, dans leur maçonnerie, il y aura quelque pamphlétaire vivant tout près de moi, sur mon palier peut-être, plongeant par ses fenêtres dans ma chambre. Cela n’est pas impossible, puisque les réunions ont lieu rue Plâtrière même… Eh bien, ce coquin écrira sur moi des platitudes qui me ridiculiseront dans tout Paris… N’ai-je pas des ennemis partout?

Un moment après, Rousseau changeait de pensée.

– Eh bien, se disait-il, où est le courage, où est l’honneur? J’aurai peur vis-à-vis de moi-même? Je ne regarderai dans mon miroir que la face d’un poltron et d’un coquin? Non, il n’en sera pas ainsi… Dût l’univers se coaliser pour mon malheur, dût la cave de cette rue s’écrouler sur moi, j’irai… Beaux raisonnements, d’ailleurs, qu’enfante la peur. Depuis mon retour, à cause de la rencontre de cet homme, je me surprends à toujours tourner dans un cercle d’inepties. Voilà que je doute de tous, et de moi-même! cela n’est pas logique… Je me connais, je ne suis pas un enthousiaste: si j’ai cru voir des merveilles dans l’association projetée, c’est qu’il y a des merveilles. Qui me dit que je ne serai pas, moi, le régénérateur du genre humain, moi qu’on a recherché, moi que les agents mystérieux d’un pouvoir sans limites sont venus consulter sur la foi de mes écrits: je reculerais lorsqu’il s’agit de suivre mon œuvre, de substituer l’application à la théorie!

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