– Tiens, Rafté, regarde-moi cette enfant.
Rafté regarda.
– Très aimable, monseigneur, dit-il avec un mouvement de lèvres des plus significatifs.
– Oui, mais sa ressemblance?… Rafté, c’est de sa ressemblance que je parle.
– Eh! c’est vrai; ah! diable!
– Tu trouves, n’est-ce pas?
– C’est extraordinaire; voilà qui fera sa ruine ou sa fortune.
– Sa ruine, d’abord, mais nous allons y mettre bon ordre. Elle a les cheveux blonds, comme vous voyez, Rafté; mais ce n’est pas une grande affaire, n’est-ce pas?
– Il ne s’agit que de les lui faire noirs, monseigneur, répliqua Rafté, qui avait pris l’habitude de compléter la pensée de son maître, et souvent même de penser entièrement pour lui.
– Viens à ma toilette, petite, dit le maréchal; monsieur, qui est un habile homme, va faire de toi la plus belle et la plus méconnaissable soubrette de France.
En effet, dix minutes après, Rafté, à l’aide d’une composition dont le maréchal usait chaque semaine pour teindre en noir ses cheveux blancs sous sa perruque, coquetterie qu’il prétendait révéler encore souvent dans les ruelles de sa connaissance, Rafté teignit d’un noir de jais les beaux cheveux blond cendré de Nicole; puis il passa sur ses sourcils épais et blonds une épingle noircie au feu d’une bougie; il donna ainsi à sa physionomie enjouée un rehaut si fantasque, à ses yeux vifs et clairs un feu si ardent, et quelquefois si sombre, que l’on eût dit une fée sortant, par la force de l’évocation, d’un étui magique où la retenait son enchanteur.
– Maintenant, ma toute belle, dit Richelieu après avoir donné un miroir à Nicole stupéfaite, regardez comme vous êtes charmante et surtout comme vous êtes peu la Nicole de tout à l’heure. Vous n’avez plus de ruine à craindre, mais une fortune à faire.
– Oh! monseigneur, s’écria la jeune fille.
– Oui, et pour cela il ne s’agit que de s’entendre.
Nicole rougissait et baissait les yeux; la rusée s’attendait sans doute à des paroles comme M. de Richelieu savait si bien les dire.
Le duc comprit et, pour couper court à tout malentendu:
– Asseyez-vous dans ce fauteuil, ma chère enfant, dit-il, à côté de M. Rafté. Ouvrez vos oreilles bien grandes, et écoutez-moi… Oh! M. Rafté ne nous gêne pas, n’ayez pas peur; il nous donnera son avis au contraire. Vous m’écoutez, n’est-ce pas?
– Oui, monseigneur, balbutia Nicole, honteuse de s’être ainsi méprise par vanité.
La conversation de M. de Richelieu avec Rafté et Nicole dura une grande heure; après quoi, le duc envoya la petite personne se coucher avec les filles de chambre de l’hôtel.
Rafté se remit à son mémoire militaire, M. de Richelieu se mit au lit après avoir feuilleté des lettres qui l’avertissaient de toutes les menées des parlements de province contre M. d’Aiguillon et la cabale du Barry.
Le lendemain au matin, une de ses voitures sans armoiries conduisit Nicole à Trianon, la déposa près de la grille avec son petit paquet et disparut.
Nicole, le front haut, l’esprit libre et l’espoir dans les yeux, vint, après s’être informée, heurter à la porte des communs.
Il était dix heures du matin. Andrée, déjà levée et habillée, écrivait à son père pour l’informer de cet heureux événement de la veille, dont M. de Richelieu, comme nous l’avons dit, s’était fait le messager.
Nos lecteurs n’ont pas oublié qu’un perron de pierre conduit des jardins à la chapelle du petit Trianon; que, sur le palier de cette chapelle, un escalier monte à droite au premier étage, c’est-à-dire aux chambres des dames de service, chambres qu’un long corridor éclairé sur les jardins borde comme une allée.
La chambre d’Andrée était la première à gauche dans ce corridor. Elle était assez spacieuse, bien éclairée sur la grande cour des écuries, et précédée d’une petite chambre flanquée de deux cabinets à droite et à gauche.
Cette chambre, insuffisante si l’on considère le train ordinaire des commensaux d’une cour brillante, devenait une charmante cellule, très habitable et très riante comme retraite, après les agitations du monde qui peuplait le palais. Là pouvait se réfugier une âme ambitieuse pour dévorer les affronts ou les mécomptes de la journée; là aussi pouvait se reposer, dans le silence et la solitude c’est-à-dire dans l’isolement des grandeurs, une âme humble et mélancolique.
En effet, plus de supériorité, plus de devoirs, plus de représentation, quand on avait une fois franchi ce perron et gravi cet escalier de la chapelle. Autant de calme qu’au couvent, autant de liberté matérielle que dans la vie de prison. L’esclave au palais rentrait maître dans sa chambre des communs.
Une âme douce et fière comme celle d’Andrée trouvait son compte en tous ces petits calculs, non pas qu’elle vint se reposer d’une ambition déçue ou des fatigues d’une fantaisie inassouvie; mais Andrée pouvait penser plus à l’aise dans l’étroit quadrilatère de sa chambre que dans les riches salons de Trianon, sur ces dalles que son pied foulait avec tant de timidité qu’on eût dit de la terreur.
De là, de ce coin obscur où elle se sentait bien à sa place, la jeune fille regardait sans trouble toutes les grandeurs qui pendant le jour avaient ébloui ses yeux. Au milieu de ses fleurs, avec son clavecin, entourée de livres allemands, qui sont une si douce compagnie aux gens qui lisent avec le cœur, Andrée défiait le sort de lui envoyer un chagrin ou de lui ôter une joie.
– Ici, disait-elle, lorsque, le soir, après ses devoirs accomplis, elle revenait prendre son peignoir à larges plis et respirer de toute son âme comme de tous ses poumons, ici je possède à peu près tout ce que je posséderai jusqu’à ma mort. Peut-être me verrai-je un jour plus riche, mais jamais je ne me trouverai plus pauvre; il y aura toujours des fleurs, de la musique et une belle page pour recréer les isolés.
Andrée avait obtenu la permission de déjeuner chez elle lorsque bon lui semblait. Cette faveur lui était précieuse. Elle pouvait, de cette façon, demeurer jusqu’à midi dans sa chambre, à moins que la dauphine ne la fît demander pour quelque lecture ou quelque promenade matinale. Ainsi libre, dans les beaux jours elle partait le matin avec un livre et traversait seule les grands bois qui vont de Trianon à Versailles, puis, après deux heures de promenade, de méditation et de rêverie, elle rentrait pour déjeuner, n’ayant aperçu souvent ni un seigneur, ni un laquais, ni un homme, ni une livrée.
La chaleur commençait-elle à filtrer sous les épais ombrages, Andrée avait sa petite chambre si fraîche, avec le double air de la fenêtre et de la porte du corridor. Un petit sofa recouvert d’étoffe d’indienne, quatre chaises pareilles, son chaste lit à ciel rond, d’où tombaient des rideaux de la même étoffe que le meuble, deux vases de Chine sur la cheminée, une table carrée à pieds de cuivre: voilà de quoi se composait ce petit univers, aux confins duquel Andrée bornait toutes ses espérances, limitait tous ses désirs.