– Ah! M. Rafté s’égaie à mes dépens?
– Oh! monseigneur, Dieu m’en préserve! c’est que…
– C’est que… quoi?
– En me promenant, j’ai rencontré encore quelqu’un.
– Qui cela?
– Le secrétaire de l’abbé Terray.
– Eh bien?
– Eh bien, il m’a dit que son maître était mis à la Guerre.
– Oh! oh! dit Richelieu avec son éternel sourire.
– Qu’en conclut monseigneur?
– Que, si M. Terray est à la Guerre, je n’y suis pas; que s’il n’y est pas, j’y suis peut-être.
Rafté en avait assez fait pour sa conscience. C’était un homme hardi, infatigable, ambitieux, tout aussi spirituel que son maître, et bien plus armé que lui, car il se savait roturier et dépendant, deux défauts de cuirasse qui, pendant quarante ans, avaient exercé toute sa ruse, toute sa force, toute son agilité d’esprit. Rafté, voyant son maître si bien assuré, crut lui-même n’avoir plus rien à craindre.
– Allons, dit-il, monseigneur, hâtez-vous, ne vous faites pas trop attendre, ce serait d’un mauvais augure.
– Je suis prêt; mais qui est là, encore une fois?
– Voici la liste.
Il présenta une longue liste à son maître, qui lut avec satisfaction les premiers noms de la noblesse, de la robe et de la finance.
– Si j’allais être populaire, hein, Rafté?
– Nous sommes au temps des miracles, répondit celui-ci.
– Tiens, Taverney! dit le maréchal en continuant sa lecture. Que vient-il faire ici?
– Je n’en sais rien, monsieur le maréchal. Allons, faites votre entrée.
Et, presque avec autorité, le secrétaire força son maître à passer dans le grand salon.
Richelieu dut être satisfait, l’accueil qu’il reçut n’eût pas été au-dessous des ambitions d’un prince du sang.
Mais toute la politesse, si fine, si habile, si cauteleuse de cette époque et de cette société servit mal le hasard, qui ménageait à Richelieu une dure mystification.
Par convenance et par respect de l’étiquette toute cette foule s’abstint de prononcer devant Richelieu le mot ministère; quelques-uns, plus hardis, allèrent jusqu’au mot compliment; ceux-là savaient qu’il fallait glisser légèrement sur le mot, et que Richelieu n’y répondait qu’à peine.
Pour tout le monde, cette visite faite au lever du soleil fut une simple démonstration, comme un souhait par exemple.
Il n’était pas rare, à cette époque, que les insaisissables nuances fussent comprises par des masses et à l’unanimité.
Il y eut quelques courtisans qui se hasardèrent, dans la conversation, à exprimer un vœu, un désir, une espérance.
L’un aurait souhaité, disait-il, voir son gouvernement plus rapproché de Versailles. Il se plaisait à causer de cela avec un homme d’un crédit aussi grand que celui de M. de Richelieu.
Un autre prétendait avoir été oublié trois fois par M. de Choiseul dans des promotions de chevaliers de l’ordre; il comptait sur l’obligeante mémoire de M. de Richelieu pour rafraîchir celle du roi, à présent que rien ne faisait plus obstacle au bon vouloir de Sa Majesté.
Enfin, cent demandes plus ou moins avides, mais toutes enveloppées avec un art extrême, se produisirent aux oreilles charmées du maréchal.
Peu à peu la foule s’éloigna; on voulait, disait-on, laisser M. le maréchal à ses importantes occupations.
Un seul homme demeura dans le salon.
Il ne s’était pas approché avec les autres, il n’avait rien demandé, il ne s’était pas présenté même.
Quand les rangs furent éclaircis, cet homme vint au duc avec un sourire sur les lèvres.
– Ah! monsieur de Taverney, fit le maréchal; enchanté, enchanté!
– Je t’attendais, duc, pour te faire mon compliment, et un compliment positif, un compliment sincère.
– Ah vraiment! et de quoi donc? répliqua Richelieu, que la réserve de ses visiteurs avait mis lui-même dans la nécessité d’être discret et comme mystérieux.
– Mais, mon compliment de ta nouvelle dignité, duc.
– Chut! chut! fit le maréchal; ne parlons pas de cela… Rien n’est fait, c’est un on-dit.
– Cependant, mon cher maréchal, bien des gens sont de mon avis, car tes salons étaient pleins.
– Je ne sais vraiment pourquoi.
– Oh! je le sais bien, moi.
– Quoi donc? quoi donc?
– Un seul mot de moi.
– Lequel?
– Hier, à Trianon, j’eus l’honneur de faire ma cour au roi. Sa Majesté me parla de mes enfants, et finit par me dire: «Vous connaissez M. de Richelieu, je crois; faites-lui vos compliments.»
– Ah! Sa Majesté vous a dit cela? répliqua Richelieu avec un orgueil étincelant, comme si ces paroles eussent été le brevet officiel dont Rafté suspectait l’envoi ou déplorait le retard.
– En sorte, continua Taverney, que je me suis bien douté de la vérité; ce n’était pas difficile, à voir l’empressement de tout Versailles, et je suis accouru pour obéir au roi en te faisant mes compliments, et pour obéir à mon sentiment particulier en te recommandant notre ancienne amitié.
Le duc en était arrivé à l’enivrement: c’est un défaut de nature, les meilleurs esprits ne peuvent pas toujours s’en préserver. Il ne vit dans Taverney qu’un de ces solliciteurs du dernier ordre, pauvres gens attardés sur le chemin de la faveur, inutiles même à protéger, inutiles surtout dans leur connaissance, et auxquels on fait le reproche de ressusciter de leurs ténèbres, après vingt ans, pour venir se réchauffer au soleil de la prospérité d’autrui.
– Je vois ce que c’est, dit le maréchal assez durement, on vient me demander quelque chose.
– Eh bien! tu l’as dit, duc.
– Ah! fit Richelieu en s’asseyant, ou plutôt en s’enfonçant dans un sofa.
– Je te disais que j’ai deux enfants, continua Taverney, souple et rusé, car il s’apercevait du refroidissement de son grand ami et ne s’en rapprochait que plus activement. J’ai une fille que j’aime beaucoup, et qui est un modèle de vertu et de beauté. Celle-là est placée chez madame la dauphine, qui a bien voulu la prendre dans une estime particulière. De celle-là, de ma belle Andrée, je ne t’en parle pas, duc; son chemin est fait, sa fortune est en bon train. L’as-tu vue, ma fille? ne te l’ai-je pas présentée quelque part? n’en as tu pas entendu parler?