Enfin, le bruit d’une sonnette retentit; une voiture roula dans la cour, et un second huissier vint annoncer à Lorenza que M. de Sartine l’attendait.
Lorenza se leva et traversa deux salles pleines de gens à figures suspectes et à costumes encore plus étranges que le sien; enfin, elle fut introduite dans un grand cabinet de forme octogone, éclairé par une quantité de bougies.
Un homme de cinquante à cinquante-cinq ans, en robe de chambre, coiffé d’une perruque énorme, toute moelleuse de poudre et de frisure, travaillait assis devant un meuble de forme haute, dont la partie supérieure, semblable à une armoire, était formée de deux panneaux de glaces dans lesquelles le travailleur voyait sans se déranger ceux qui pénétraient dans son cabinet, et pouvait étudier leur visage avant qu’ils eussent eu le temps de le composer sur le sien.
La partie inférieure de ce meuble formait secrétaire; une quantité de tiroirs en bois de rose le garnissaient au fond, chacun des tiroirs fermant par la combinaison des lettres de l’alphabet. M. de Sartine serrait là les papiers et les chiffres que nul de son vivant ne pouvait lire, car le meuble s’ouvrait pour lui seul, et que nul après sa mort n’eut pu déchiffrer, à moins que, dans quelque tiroir plus secret encore que les autres, il n’eût trouvé le secret du chiffre.
Ce secrétaire, ou plutôt cette armoire, sous les glaces de sa partie supérieure, renfermait douze tiroirs également clos par un mécanisme invisible; ce meuble, construit exprès par le régent pour renfermer des secrets chimiques ou politiques, avait été donné par le prince à Dubois, et laissé par Dubois à M. Dombreval, lieutenant de police; c’est de ce dernier que M. de Sartine tenait le meuble et le secret; toutefois, M. de Sartine n’avait consenti à s’en servir qu’après la mort du donateur, et encore avait-il fait changer toutes les dispositions de la serrurerie.
Ce meuble avait quelque réputation de par le monde, et fermait trop bien, disait-on, pour que M. de Sartine n’y renfermât que ses perruques.
Les frondeurs, et il y en avait bon nombre à cette époque, disaient que, si on avait pu lire à travers les panneaux de ce meuble, on eût bien certainement trouvé dans un de ses tiroirs ces fameux traités en vertu desquels Sa Majesté Louis XV agiotait sur les blés, par l’intermédiaire de son agent dévoué, M. de Sartine.
M. le lieutenant de police vit donc dans la glace en biseau se refléter la pâle et sérieuse figure de Lorenza, qui s’avançait vers lui son coffret sous le bras.
Au milieu du cabinet, la jeune femme s’arrêta. Ce costume, cette figure, cette démarche frappèrent le lieutenant.
– Qui êtes-vous? demanda-t-il sans se retourner, mais en regardant dans la glace; que me voulez-vous?
– Suis-je, répondit Lorenza, devant M. de Sartine, lieutenant de police?
– Oui, répondit brièvement celui-ci.
– Qui me l’affirme?
M. de Sartine se retourna.
– Sera-ce une preuve pour vous que je suis l’homme que vous cherchez, dit-il, si je vous envoie en prison?
Lorenza ne répliqua point.
Seulement, elle regarda autour d’elle avec cette inexprimable dignité des femmes de son pays, pour chercher le siège que M. de Sartine ne lui offrait pas.
Il fut vaincu par ce seul regard, car c’était un homme assez bien élevé que M. le comte d’Alby de Sartine.
– Asseyez-vous, dit-il brusquement.
Lorenza tira un fauteuil à elle et s’assit.
– Parlez vite, fit le magistrat. Voyons, que voulez-vous?
– Monsieur, dit la jeune femme, je viens me mettre sous votre protection.
M. de Sartine la regarda de ce regard narquois qui lui était particulier.
– Ah! ah! fit-il.
– Monsieur, continua Lorenza, j’ai été enlevée à ma famille et soumise, par un mariage menteur, à un homme qui, depuis trois ans, m’opprime et me fait mourir de douleur.
M. de Sartine regarda cette noble physionomie, et se sentit remué par cette voix d’un accent si doux, qu’on eût dit un chant.
– De quel pays êtes-vous? demanda-t-il.
– Romaine.
– Comment vous appelez-vous?
– Lorenza.
– Lorenza qui?
– Lorenza Feliciani.
– Je ne connais pas cette famille-là. Êtes-vous demoiselle?
Demoiselle, on le sait, signifiait, à cette époque, fille de qualité. De nos jours, une femme se trouve assez noble du moment où elle se marie; elle ne tient plus qu’à être appelée madame.
– Je suis demoiselle, dit Lorenza.
– Après? Vous demandez?…
– Eh bien! je demande justice de cet homme qui m’a incarcérée, séquestrée.
– Cela ne me regarde pas, dit le lieutenant de police; vous êtes sa femme.
– Il le dit, du moins.
– Comment, il le dit?
– Oui; mais je ne m’en souviens point, moi, le mariage ayant été contracté pendant mon sommeil.
– Peste! vous avez le sommeil dur.
– Plaît-il?
– Je dis que cela ne me regarde point; adressez-vous à un procureur et plaidez; je n’aime pas à me mêler des affaires de ménage.
Sur quoi, M. de Sartine fit de la main un geste qui signifiait: «Allez-vous-en.»
Lorenza ne bougea point.
– Eh bien? demanda M. de Sartine étonné.
– Je n’ai pas fini, dit-elle, et, si je viens ici, vous devez comprendre que ce n’est point pour me plaindre d’une frivolité; c’est pour me venger. Je vous ai dit mon pays; les femmes de mon pays se vengent et ne se plaignent pas.
– C’est différent, dit M. de Sartine; mais dépêchez-vous, belle dame, mon temps est cher.
– Je vous ai dit que je venais à vous pour vous demander protection: l’aurai-je?
– Protection contre qui?
– Contre l’homme de qui je veux me venger.
– Il est donc puissant?
– Plus puissant qu’un roi.
– Voyons, expliquons-nous, ma chère dame… Pourquoi vous accorderais-je ma protection contre un homme, de votre avis, plus puissant que le roi, pour une action qui est peut-être un crime? Si vous avez à vous venger de cet homme, vengez-vous-en. Cela m’importe peu, à moi; seulement, si vous commettez un crime, je vous ferai arrêter; après quoi, nous verrons; voilà la marche.