V
«Vous chez moi, à cette heure-ci, Geneviève… Comme vous êtes pâle…»
Geneviève se tait. La pendule fait un tic-tac insupportable. La lumière de la lampe se mêle déjà à celle de l’aube, breuvage maussade qui donne la fièvre. Cette fenêtre écœure. Geneviève fait un effort!
«J’ai vu de la lumière, je suis venue…» et ne trouve plus rien à dire.
«Oui, Geneviève, je… je bouquine, voyez-vous…»
Les livres brochés font des taches jaunes, blanches, rouges. «Des pétales», pense Geneviève. Bernis attend. Geneviève reste immobile.
«Je rêvais dans ce fauteuil-là, Geneviève, j’ouvrais un livre, puis l’autre, j’avais l’impression d’avoir tout lu.»
Il donne cette image de vieillard pour cacher son exaltation, et de sa voix la plus tranquille:
«Vous avez à me parler, Geneviève?…»
Mais au fond de lui-même, il pense: «C’est un prodige de l’amour.»
Geneviève lutte contre une seule idée: il ne sait pas… Et le regarde avec étonnement. Elle ajoute tout haut:
«Je suis venue…»
Et passe sa main sur son front.
Les vitres blanchissent, versent dans la pièce une lumière d’aquarium. «La lampe se fane», pense Geneviève.
Puis tout à coup avec détresse:
«Jacques, Jacques, emmenez-moi!»
Bernis est pâle et la prend dans ses bras et la berce.
Geneviève ferme les yeux:
«Vous allez m’emporter…»
Le temps fuit sur cette épaule sans faire de mal. C’est presque une joie de renoncer à tout: on s’abandonne, on est emportée par le courant, il semble que sa propre vie s’écoule… s’écoule. Elle rêve tout haut «sans me faire mal».
Bernis lui caresse le visage. Elle se souvient de quelque chose: «Cinq ans, cinq ans… et c’est permis!» Elle pense encore: «Je lui ai tant donné…»
– Jacques!… Jacques… Mon fils est mort…
* * * * *
– Voyez-vous, j’ai fui la maison. J’ai un tel besoin de paix. Je n’ai pas compris encore, je n’ai pas encore de peine. Suis-je une femme sans cœur? Les autres pleurent et voudraient bien me consoler. Ils sont émus d’être si bons. Mais vois-tu… je n’ai pas encore de souvenirs.
«À toi, je puis tout raconter. La mort vient dans un grand désordre; les piqûres, les pansements, les télégrammes. Après quelques nuits sans sommeil on croit rêver. Pendant les consultations on appuie au mur sa tête qui est creuse.
«Et les discussions avec mon mari, quel cauchemar! Aujourd’hui, un peu avant… il m’a prise au poignet et j’ai cru qu’il allait le tordre. Tout ça pour une piqûre. Mais je savais bien… ce n’était pas l’heure. Ensuite il voulait mon pardon, mais ce n’était pas important! Je répondais: «Oui… oui… Laisse-moi rejoindre mon fils.» Il barrait la porte: «Pardonne-moi… j’en ai besoin!» Un vrai caprice. «Voyons, laisse-moi passer. Je te pardonne.» Lui: «Oui des lèvres mais non du cœur.» Et ainsi de suite, j’en devenais folle.
«Alors bien sûr, quand c’est fini on n’a pas de grand désespoir. On est presque étonnée de la paix, du silence. Je pensais… je pensais: l’enfant se repose. C’est tout. Il me semblait aussi que je débarquais au petit jour, très loin, je ne sais où, et je ne savais plus quoi faire. Je pensais: «On est arrivé.» Je regardais les seringues, les drogues, je me disais: «Ça n’a plus de sens… on est arrivé.» Et je me suis évanouie.
Soudain elle s’étonne:
– J’ai été folle de venir.
Elle sent que l’aube blanchit là-bas un grand désastre. Les draps froids et défaits. Des serviettes jetées sur les meubles, une chaise tombée. Il faut qu’elle s’oppose en hâte à cette débâcle des choses. Il faut tirer en hâte ce fauteuil à sa place, ce vase, ce livre. Il faut qu’elle s’épuise vainement à refaire l’attitude des choses qui entourent la vie.
VI
On est venu en visites de condoléances. Quand on parle, on ménage des poses. On laisse s’apaiser en elle les pauvres souvenirs que l’on remue, et c’est un silence si indiscret… Elle se tenait toute droite. Elle prononçait sans faiblir les mots dont on faisait le tour, le mot: mort. Elle ne veut pas que l’on guette en elle l’écho des phrases que l’on tente. Elle fixait droit dans les yeux pour que l’on n’osât pas la regarder, mais, dès qu’elle baissait les siens…
Et les autres… Ceux qui jusqu’à l’antichambre marchent avec un calme tranquille, mais, de l’antichambre au salon, font quelques pas précipités et perdent l’équilibre dans ses bras. Pas un mot. Elle ne leur dira pas un mot. Ils étouffent son chagrin. Ils pressent sur leur sein une enfant crispée.
Son mari maintenant parle de vendre la maison. Il dit: «Ces pauvres souvenirs nous font du mal!» Il ment, la souffrance est presque une amie. Mais il s’agite, il aime les grands gestes. Il part ce soir pour Bruxelles. Elle doit le rejoindre: «Si vous saviez dans quel désordre est la maison…».
Tout son passé défait. Ce salon qu’une longue patience a composé. Ces meubles déposés là, non par l’homme, par le marchand, mais par le temps. Ces meubles ne meublaient pas le salon, mais sa vie. On tire loin de la cheminée ce fauteuil et loin du mur cette console. Et voici que tout s’échoue hors du passé, pour la première fois avec un visage nu.
«Et vous aussi vous allez repartir?» Elle ébauche un geste désespéré.
Mille pactes rompus. C’était donc un enfant qui tenait les liens du monde, autour de qui le monde s’ordonnait? Un enfant dont la mort est une telle défaite pour Geneviève? Elle se laisse aller:
«J’ai du mal…»
Bernis lui parle doucement: «Je vous emporte. Je vous enlève. Vous souvenez-vous? Je vous disais qu’un jour je reviendrais. Je vous disais…» Bernis la serre dans ses bras et Geneviève renverse un peu la tête et ses yeux deviennent brillants de larmes et Bernis ne tient plus dans les bras, prisonnière, que cette petite fille en pleurs.
Cap Juby le…
Bernis, mon vieux, c'est jour de courrier. L’avion a quitté Cisneros. Bientôt il passera ici et t’emportera ces quelques reproches. J’ai beaucoup pensé à tes lettres et à notre princesse captive. En me promenant sur la plage hier, si vide, si nue, éternellement lavée par la mer, j’ai pensé que nous étions semblables à elle. Je ne sais pas bien si nous existons. Tu as vu, certains soirs, aux couchers de soleil tragiques, tout le fort espagnol, dans la plage luisante, sombrer. Mais ce reflet d’un bleu mystérieux n’est pas du même grain que le fort. Et c'est ton royaume. Pas très réel, pas très sûr… Mais, Geneviève, laisse-la vivre.
Oui, je sais, dans son désarroi d’aujourd’hui. Mais les drames sont rares dans la vie. Il y a si peu d’amitiés, de tendresses, d’amours à liquider. Malgré ce que tu dis d’Herlin, un homme ne compte pas beaucoup. Je crois… la vie s’appuie sur autre chose.