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A
A

«Je t’imagine très bien, les cheveux blancs, et moi sagement ton amie…»

Vieillir, cela n’est rien.

Mais cette seconde gâtée, ce calme différé, un peu plus loin encore, c’est ceci qui est fatigant.

– Parle-moi de ton pays?

– Là-bas…

Bernis sait que c’est impossible. Villes, mers, patries: toutes les mêmes. Parfois un aspect fugitif que l’on devine sans comprendre, qui ne se traduit pas.

De la main, il touche le flanc de cette femme, là où la chair est sans défense. Femme: la plus nue des chairs vivantes et celle qui luit du plus doux éclat. Il pense à cette vie mystérieuse qui l’anime, qui la réchauffe comme un soleil, comme un climat intérieur. Bernis ne se dit pas qu’elle est tendre ni qu’elle est belle, mais qu’elle est tiède. Tiède comme une bête. Vivante. Et ce cœur toujours qui bat, source différente de la sienne et fermée dans ce corps.

Il songe à cette volupté qui a, en lui, quelques secondes battu des ailes: cet oiseau fou qui bat des ailes et meurt. Et maintenant…

Maintenant, dans la fenêtre, tremble le ciel. O femme après l’amour démantelée et découronnée du désir de l’homme. Rejetée parmi les étoiles froides. Les paysages du cœur changent si vite… Traversé le désir, traversée la tendresse, traversé le fleuve de feu. Maintenant pur, froid, dégagé du corps on est à la proue d’un navire, le cap en mer.

XIV

Ce salon en ordre ressemble à un quai. Bernis, à Paris, franchit avant l’heure du rapide des heures désertes. Le front contre la vitre, il regarde s’écouler la foule. Il est distancé par ce fleuve. Chaque homme forme un projet, se hâte. Des intrigues se nouent qui se dénoueront en dehors de lui. Cette femme passe, fait dix pas à peine et sort du temps. Cette foule était la matière vivante qui vous nourrit de larmes et de rires et maintenant la voici pareille à celle des peuples morts.

TROISIÈME PARTIE

I

L’Europe, l’Afrique se préparèrent à peu d’intervalle pour la nuit, liquidant çà et là les dernières tempêtes du jour. Celle de Grenade s’apaisait, celle de Malaga se résolvait en pluie. En quelques coins les bourrasques se cramponnaient encore aux branches comme à des chevelures.

Toulouse, Barcelone, Alicante ayant dépêché le courrier rangeaient leurs accessoires, rentraient les avions, fermaient les hangars. Malaga qui l’attendait de jour n’avait pas à prévoir de feux. D’ailleurs il n’atterrirait pas. Il continuerait, sans doute très bas, sur Tanger. Il faudrait, aujourd’hui encore, passer le détroit à vingt mètres, sans voir la côte d’Afrique, à la boussole. Un vent d’Ouest, puissant, creusait la mer. Les vagues écrasées devenaient blanches. Chaque navire à l’ancre, la proue au vent, travaillait, de tous ses rivets, comme au large. Le rocher anglais creusait à l’Est une dépression où la pluie tombait à pleins seaux. Les nuages à l’Ouest étaient remontés d’un étage. De l’autre côté de la mer, Tanger fumait sous une pluie si drue qu’elle rinçait la ville. À l’horizon, des provisions de cumulus. Pourtant, vers Larache, le ciel était pur.

Casablanca respirait à ciel ouvert. Des voiliers piqués marquaient le port, comme après la bataille. Il n’y avait plus sur la mer, où la tempête avait labouré, que de longues rides régulières qui se déployaient en éventail. Les champs semblaient d’un vert plus vif, profonds comme de l’eau, au soleil couchant. Par-ci, par-là, aux places encore trempées luisait la ville. Dans la baraque du groupe électrogène, les électriciens, oisifs, attendaient. Ceux d’Agadir dînaient en ville, ayant quatre heures devant eux. Ceux de Port-Étienne, Saint-Louis, Dakar, pouvaient dormir.

À huit heures du soir, la T.S.F. de Malaga communiqua:

«Courrier passé sans atterrir.»

Et Casablanca essaya ses feux. La rampe de balisage découpa en rouge un morceau de nuit, un rectangle noir. Çà et là une lampe manquait, comme une dent. Puis un second interrupteur brancha les phares. Ils versèrent la lumière au milieu du champ comme une flaque de lait. Il manquait l’acteur de music-hall.

On déplaça un réflecteur. Le faisceau invisible accrocha un arbre mouillé. Il miroita à peine, comme du cristal. Puis une baraque blanche qui prit une importance énorme, dont les ombres tournèrent, puis qui fut détruite. Enfin le halo redescendit, trouva sa place, refit pour l’avion cette litière blanche.

«Bon – fit le chef – coupez.»

Il remonta vers le bureau, compulsa les derniers papiers et considéra le téléphone, l’âme vacante. Rabat appellerait bientôt. Tout était prêt. Les mécaniciens s’asseyaient sur des bidons et sur des caisses.

Agadir n’y comprenait rien. Le courrier, selon ses calculs, avait déjà quitté Casablanca. On le guettait à tout hasard. L’étoile du berger fut prise dix fois pour le feu de bord de l’appareil, l’étoile polaire aussi, qui justement venait du Nord. On attendait, pour déclencher les projecteurs, de compter une étoile de trop, de la voir errer sans trouver de place parmi les constellations.

Le chef d’aéroplace était perplexe. Donnerait-il à son tour le départ? Il craignait de la brume au Sud peut-être bien jusqu’à l’oued Noun, peut-être même jusqu’à Juby et Juby demeurait muet malgré les appels de la T.S.F. On ne pouvait lancer le «France-Amérique» la nuit, dans du coton! Et ce poste du Sahara gardait son mystère pour lui.

À Juby pourtant, isolés du monde, nous lancions des signaux de détresse comme un navire:

«Communiquez nouvelles courrier, communiquez…»

Nous ne répondions plus à Cisneros qui nous agaçait des mêmes questions. Ainsi à mille kilomètres les uns des autres nous jetions dans la nuit des plaintes vaines.

À vingt heures cinquante tout se détendit. Casablanca et Agadir purent se toucher par téléphone. Quant à nos radios enfin ils s’accrochèrent. Casablanca parlait et chacun de ses mots se répétait jusqu’à Dakar:

«Courrier partira à vingt-deux heures pour Agadir.»

«D’Agadir pour Juby: Courrier sera Agadir minuit trente stop. Pourrons-nous faire continuer sur vous?»

«De Juby pour Agadir: Brume. Attendre jour.»

«De Juby pour Cisneros, Port-Étienne, Dakar: Courrier couchera Agadir.»

Le pilote signait les feuilles de route à Casablanca et clignait de l’œil sous la lampe. Tout à l’heure, chaque coup d’œil ne faisait qu’un faible butin. Parfois Bernis devait s’estimer heureux d’avoir pour le guider la ruine blanche des vagues, à la lisière de la terre et de l’eau. Maintenant, dans ce bureau, sa vue était nourrie de casiers, de papier blanc, de meubles épais. C’était un monde compact et généreux de sa matière. Dans l’embrasure de la porte un monde vidé par la nuit.

Il était rouge à cause du vent qui lui avait, dix heures, massé les joues. Des gouttes d’eau coulaient de ses cheveux. Il sortait de la nuit comme un égoutier de sa caverne avec ses bottes lourdes, son cuir et ses cheveux collés au front, s’obstinait à cligner de l’œil. Il s’interrompit:

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