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– Et… vous avez l’intention de me faire continuer?

Le chef d’aéroplace brassait les feuilles d’un air bourru.

– Vous ferez ce qu’on vous dira.

Il savait déjà qu’il n’exigerait pas ce départ et le pilote savait de son côté qu’il demanderait à partir. Mais chacun voulait se prouver qu’il était seul juge.

– Enfermez-moi les yeux bandés dans un placard avec une manette des gaz et demandez-moi d’emmener le meuble à Agadir: voilà ce que vous me faites faire.

Il avait bien trop de vie intérieure pour penser une seconde à un accident personnel: ces idées-là viennent aux cœurs vacants, mais cette image de placard le ravissait. Il y a des choses impossibles… mais qu’il réussirait quand même.

Le chef d’aéroplace entrouvrit la porte pour jeter dans la nuit sa cigarette.

– Tenez! On en voit…

– Quoi?

– Des étoiles.

Le pilote en fut irrité:

– Je me moque de vos étoiles: on en voit trois. Ce n’est pas dans Mars que vous m’envoyez, c’est à Agadir.

– La lune se lève dans une heure.

– La lune… la lune…

Cette lune le vexait plus encore: avait-il attendu la lune pour voler de nuit? Était-il encore un élève?

– Bon. C’est entendu. Eh bien! restez.

Le pilote se calma, déplia des sandwiches qui dataient de la veille au soir et mastiqua paisiblement. Il partirait dans vingt minutes. Le chef d’aéroplace souriait. Il tapotait le téléphone, sachant qu’avant longtemps il signalerait ce décollage.

Maintenant que tout était prêt, il y eut un trou. Ainsi parfois le temps s’arrête. Le pilote s’immobilisa penché en avant sur sa chaise, les mains noires de graisse entre les genoux. Ses yeux fixaient un point entre le mur et lui. Le chef d’aéroplace assis de biais, la bouche entrouverte, paraissait attendre un signal secret. La dactylo bâilla, s’accouda le menton au poing et sentit naître le sommeil en elle comme un volume. Un sablier sans doute coulait. Puis un cri lointain fut le coup de pouce qui remit en marche le mécanisme. Le chef d’aéroplace leva un doigt. Le pilote sourit, se redressa, emplit d’un air neuf sa poitrine.

«Ah! Adieu.»

Ainsi parfois, un film rompt. L’immobilité saisit, chaque seconde plus grave comme une syncope, puis la vie repart.

Et d’abord il eut l’impression non de décoller mais de s’enfermer dans une grotte humide et froide, battue du grondement de son moteur comme de la mer. Puis d’être épaulé par peu de chose. De jour, la croupe ronde d’une colline, la ligne d’un golfe, le ciel bleu bâtissent un monde qui vous contient, mais il se trouvait en dehors de tout, dans un monde en formation, où les éléments sont encore mêlés. La plaine se tirait, emportant les dernières villes, Mazagan, Safi, Mogador, qui l’éclairaient par en dessous comme des verrières. Puis les dernières fermes luirent, les derniers feux de bord de la terre. Soudain il fut aveugle.

«Bon! voilà que je rentre dans la mouscaille.»

Attentif à l’indicateur de pente, à l’altimètre, il se laissa descendre pour se dégager du nuage. La faible rougeur d’une ampoule l’éblouissait: il l’éteignit.

«Bon, j’en suis sorti, mais je n’y vois rien.»

Les premiers sommets du petit Atlas passaient invisibles, silencieux, entre deux eaux, comme des icebergs à la dérive: il les devinait contre son épaule.

«Bon, ça va mal.»

Il se retourna. Un mécanicien, seul passager, une lampe de poche sur les genoux, lisait un livre. La tête penchée émergeait seule de la carlingue avec des ombres renversées. Elle lui parut étrange, éclairée par en dedans à la manière d’une lanterne. Il cria «Hep!» mais sa voix se perdit. Il frappa du poing sur les tôles: l’homme, émergeant de sa lumière, lisait toujours. Quand il tourna la page, son visage parut dévasté. «Hep!» lança encore Bernis: à deux longueurs de bras cet homme était inaccessible. Renonçant à communiquer il se retourna vers l’avant.

«Je dois approcher du cap Guir, mais je veux bien que l’on me pende… ça va très mal.»

Il réfléchit:

«Je dois être un peu trop en mer.»

Il corrigea sa route à la boussole. Il se sentait bizarrement rejeté au large, vers la droite, comme une jument ombrageuse, comme si réellement les montagnes, à sa gauche, pesaient contre lui.

«Il doit pleuvoir.»

Il étendit sa main qui fut criblée.

«Je rejoindrai la côte dans vingt minutes, ce sera la plaine, je risquerai moins…»

Mais tout à coup, quelle éclaircie! Le ciel balayé de ses nuages, toutes les étoiles lavées, neuves. La lune… la lune, ô la meilleure des lampes! Le terrain d’Agadir s’éclaira en trois fois comme une affiche lumineuse.

«Je me fous bien de sa lumière! j’ai la lune…!»

II

Le jour à Cap Juby soulevait le rideau et la scène m’apparaissait vide. Un décor sans ombre, sans second plan. Cette dune toujours à sa place, ce fort espagnol, ce désert. Il manquait ce faible mouvement qui fait, même par temps calme, la richesse des prairies et de la mer. Les nomades aux lentes caravanes voyaient changer le grain du sable et dans un décor vierge, le soir, dressaient leur tente. J’aurais pu ressentir cette immensité du désert au plus faible déplacement, mais ce paysage immuable bornait la pensée comme une chromo.

À ce puits répondait un puits trois cents kilomètres plus loin. Le même puits, le même sable en apparence et les plis du sol disposés de même. Mais, là-bas, c’était le tissu des choses qui était neuf. Renouvelé, comme de seconde en seconde, la même écume sur la mer. C’est au second puits que j’aurais senti ma solitude, c’est au puits suivant que la dissidence eût été vraiment mystérieuse.

Le jour s’écoulait nu et non meublé d’événements. C’était le mouvement solaire des astronomes. C’était, pour quelques heures, le ventre de la terre au soleil. Ici les mots perdaient peu à peu la caution que leur assurait notre humanité. Ils n’enfermaient plus que du sable. Les mots les plus lourds comme «tendresse», «amour» ne posaient dans nos cœurs aucun lest.

«Parti à cinq heures d’Agadir, tu devrais avoir atterri.»

– Parti à cinq heures d’Agadir, il devrait avoir atterri.

– Oui mon vieux, oui… mais c’est du vent Sud-Est.

Le ciel est jaune. Le vent dans quelques heures bousculera un désert modelé, pendant des mois, par le vent Nord. Jours de désordre: les dunes, prises de biais, filent leur sable en longues mèches, et chacune se débobine pour se refaire un peu plus loin.

On écoute. Non. C’est la mer.

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