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«Comment peux-tu voir ça, disait Herlin, tu es donc une mère sans cœur?»

Un matin, devant le médecin, elle glissa doucement le long d’un fauteuil, évanouie. Quand elle revint à elle, il ne lui parla ni de courage ni d’espoir, ni n’exprima aucune pitié. Il la regarda gravement et lui dit: «Vous vous fatiguez trop. Ce n’est pas sérieux. Je vous donne l’ordre de sortir cet après-midi. N’allez pas au théâtre, les gens seraient trop bornés pour comprendre, mais faites quelque chose d’analogue.»

Et il pensait:

«Voilà ce que j’ai vu de plus vrai au monde.»

La fraîcheur du boulevard la surprit. Elle marchait et éprouvait un grand repos à se souvenir de son enfance. Des arbres, des plaines. Des choses simples. Un jour, beaucoup plus tard, cet enfant lui était venu et c’était quelque chose d’incompréhensible et en même temps de plus simple encore. Une évidence plus forte que les autres. Elle avait servi cet enfant à la surface des choses et parmi d’autres choses vivantes. Et les mots n’existaient pas pour décrire ce qu’elle avait tout de suite éprouvé. Elle s’était sentie… mais oui, c’est cela: intelligente. Et sûre d’elle-même et liée à tout et faisant partie d’un grand concert. Elle s’était fait porter le soir près de sa fenêtre. Les arbres vivaient, montaient, tiraient un printemps du sol: elle était leur égale. Et son enfant près d’elle respirait faiblement et c’était le moteur du monde et sa faible respiration animait le monde.

Mais depuis trois jours quel désarroi. Le moindre geste – ouvrir la fenêtre, la fermer – devenait lourd de conséquences. On ne savait plus quel geste faire. On touchait les fioles, les draps, l’enfant, sans connaître la portée du geste dans un monde obscur.

Elle passait devant un antiquaire. Geneviève songeait aux bibelots de son salon comme à des pièges pour le soleil. Tout ce qui retient la lumière lui plaisait, tout ce qui émerge, bien éclairé, à la surface. Elle s’arrêta pour savourer dans ce cristal un sourire silencieux: celui qui luit aux bons vieux vins. Elle mêlait, dans sa conscience fatiguée, lumière, santé, certitude de vivre et désira pour cette chambre d’enfant fuyant, ce reflet posé comme un clou d’or.

IV

Herlin revenait à la charge. «Et tu as le cœur de t’amuser, de flâner chez les antiquaires! Je ne te le pardonnerai jamais! C’est… – il cherchait ses mots – c’est monstrueux, c’est inconcevable, c’est indigne d’une mère!» Il avait machinalement tiré une cigarette et balançait d’une main un étui rouge. Geneviève entendit encore: «Le respect de soi-même!» Elle pensait aussi: «Va-t-il allumer sa cigarette?»

«Oui…,» lâcha lentement Herlin, il avait gardé cette révélation pour la fin: «Oui… Et pendant que la mère s’amuse, l’enfant vomit du sang!»

Geneviève devint très pâle.

Elle voulut quitter la pièce, il lui barra la porte. «Reste!» Il avait le souffle court d’une bête. Cette angoisse qu’il avait supportée seul, il la ferait payer!

«Tu vas me faire du mal et ensuite tu t’en voudras», lui dit simplement Geneviève.

Mais cette remarque destinée à la baudruche pleine de vent qu’il était, à sa nullité en face des choses, fut le coup de fouet décisif sur son exaltation. Et il déclama. Oui, elle avait toujours été indifférente à ses efforts, coquette, légère. Oui, il avait été longtemps la dupe, lui Herlin, qui plaçait en elle toute sa force. Oui. Mais tout cela n’était rien: il en souffrait seul, on est toujours seul dans la vie… Geneviève excédée se détournait: il la ramena face à lui et détacha:

– Mais les fautes des femmes se paient.

Et comme elle se dérobait encore, il s’imposa par un outrage:

– L’enfant meurt: c’est le doigt de Dieu!

Sa colère tombe d’un seul coup comme après un meurtre. Ce mot lâché, il en reste lui-même stupide. Geneviève toute blanche fait un pas vers la porte. Il devine quelle image elle emporte de lui quand la seule qu’il voulait former était noble. Et le désir lui vient d’effacer cette image, de réparer, de faire entrer de force en elle une image douce.

D’une voix tout à coup brisée:

«Pardon… reviens… j’ai été fou!»

La main sur le loquet et tournée à demi vers lui, elle lui semble un animal sauvage prêt à fuir s’il bouge. Il ne bouge pas.

«Viens… j’ai à te parler… c’est difficile…»

Elle reste immobile: de quoi a-t-elle peur? Il s’irrite presque d’une crainte si vaine. Il veut lui dire qu’il était fou, cruel, injuste, qu’elle seule est vraie, mais il faut d’abord qu’elle s’approche, qu’elle témoigne de la confiance, qu’elle se livre. Alors il s’humiliera devant elle. Alors elle comprendra… mais voici qu’elle tourne déjà le loquet.

Il allonge le bras et lui saisit brusquement le poignet. Elle le considère avec un mépris écrasant. Il se bute: il faut à tout prix maintenant la tenir sous son joug, lui montrer sa force, lui dire: «Vois: j’ouvre les mains.»

Il tira d’abord doucement, puis durement sur le bras fragile. Elle leva la main prête à le gifler mais il paralysa cette autre main. Maintenant il lui faisait mal. Il sentait qu’il lui faisait mal. Il pensait aux enfants qui se sont saisis d’un chat sauvage et, pour l’apprivoiser de force, l’étranglent presque, pour le caresser de force. Pour être doux. Il respirait profondément: «Je lui fais du mal, tout est perdu.» Il éprouva quelques secondes l’envie folle d’étouffer avec Geneviève cette image de lui qu’il formait et qui l’épouvantait lui-même.

Il desserra enfin les doigts avec un sentiment étrange d’impuissance et de vide. Elle s’écartait sans hâte, comme si vraiment il n’était plus à craindre, comme si quelque chose la plaçait soudain hors de portée. Il n’existait pas. Elle s’attarda, refit lentement sa coiffure et, toute droite, sortit.

Le soir, quand Bernis vint la voir, elle ne lui parla de rien. On n’avoue pas ces choses-là. Mais elle lui fit raconter des souvenirs de leur commune enfance et de sa vie à lui, là-bas. Et cela parce qu’elle lui confiait une petite fille à consoler et qu’on les console avec des images.

Elle appuyait son front à cette épaule et Bernis crut que Geneviève, tout entière, trouvait là son refuge. Sans doute le croyait-elle aussi. Sans doute ne savaient-ils pas que l’on aventure, sous la caresse, bien peu de soi-même.

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