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Elle ne pense pas toujours à l’amour: elle n’a pas le temps!

Elle se souvient des premiers jours de ses fiançailles. Elle sourit: Herlin découvre soudain qu’il est amoureux (sans doute l’avait-il oublié?). Il veut lui parler, l’apprivoiser, la conquérir: «Eh! Je n’ai pas le temps…» Elle marchait devant lui dans le sentier et d’une baguette nerveuse fauchait de jeunes branches sur le rythme d’une chanson. La terre mouillée sentait bon. Les branches se rabattaient en pluie sur le visage. Elle se répétait: «Je n’ai pas le temps… pas le temps!» Il fallait d’abord courir à la serre surveiller ses fleurs.

– Geneviève, vous êtes une enfant cruelle!

– Oui. Bien sûr. Regardez mes roses, elles pèsent lourd! C’est admirable une fleur qui pèse lourd.

– Geneviève, laissez-moi vous embrasser…

– Bien sûr. Pourquoi pas? Aimez-vous mes roses?

Les hommes aiment toujours ses roses.

«Mais non, mais non, mon petit Jacques, je ne suis pas triste.» Elle se penche à demi vers Bernis: «Je me souviens… j’étais une drôle de petite fille. Je m’étais fait un Dieu à mon idée. S’il me venait un désespoir d’enfant, je pleurais tout le jour sur l’irréparable. Mais, la nuit, dès la lampe soufflée, j’allais retrouver mon ami. Je lui disais dans ma prière: voilà ce qui m’arrive et je suis bien trop faible pour réparer ma vie gâchée. Mais je vous donne tout: vous êtes bien plus fort que moi. Débrouillez-vous. Et je m’endormais.»

Et puis, parmi les choses peu sûres, il en est tant d’obéissantes. Elle régnait sur les livres, les fleurs, les amis. Elle entretenait avec eux des pactes. Elle savait le signe qui fait sourire, le mot de ralliement, le seul: «Ah! C’est vous, mon vieil astrologue…» Ou quand Bernis entrait: «Asseyez-vous, enfant prodigue…» Chacun était lié à elle par un secret, par cette douceur d’être découvert, d’être compromis. L’amitié la plus pure devenait riche comme un crime.

«Geneviève, disait Bernis, vous régnez toujours sur les choses.»

Les meubles du salon, elle les remuait un peu, ce fauteuil elle le tirait, et l’ami trouvait enfin, là, surpris, sa vraie place dans le monde. Après la vie de tout un jour quel tumulte silencieux de musique éparse, de fleurs abîmées: tout ce que l’amitié saccage sur terre. Geneviève, sans bruit, faisait la paix dans son royaume. Et Bernis sentait si lointaine en elle, si bien défendue la petite fille captive qui l’avait aimé…

Mais les choses, un jour, se révoltèrent.

III

– Laisse-moi dormir…

– C’est inconcevable! Lève-toi. L’enfant étouffe.

Jetée hors du sommeil, elle courut au lit. L’enfant dormait. Lustré par la fièvre, la respiration courte, mais calme. Dans son demi-sommeil, Geneviève imaginait le souffle pressé des remorqueurs. «Quel travail!» Et cela durait depuis trois jours! Incapable de penser à rien, elle resta courbée sur le malade.

– Pourquoi m’as-tu dit qu’il étouffait? Pourquoi m’as-tu fait peur?…

Son cœur battait encore d’un tel sursaut. Herlin répondit:

– J’ai cru.

Elle savait qu’il mentait. Touché par quelque angoisse, incapable de souffrir seul, il faisait partager cette angoisse. La paix du monde, quand il souffrait, lui devenait insupportable. Et pourtant, après trois nuits de veille, elle avait besoin d’une heure de repos. Déjà, elle ne savait plus où elle en était.

Elle pardonnait ces mille chantages parce que les mots… quelle importance? Ridicule, cette comptabilité du sommeil!

«Tu n’es pas raisonnable», dit-elle seulement, puis, pour l’adoucir: «Tu es un enfant…»

Sans transition, elle demanda l’heure à la garde.

– Deux heures vingt.

– Ah oui?

Geneviève répétait «deux heures vingt…» Comme si s’imposait un geste urgent. Mais non. Il n’y avait rien qu’à attendre, comme en voyage. Elle tapota le lit, rangea les fioles, toucha la fenêtre. Elle créait un ordre invisible et mystérieux.

«Vous devriez dormir un peu», disait la garde.

Puis le silence. Puis, de nouveau, l’oppression d’un voyage où le paysage invisible court.

«Cet enfant qu’on a regardé vivre, qu’on a chéri…», déclamait Herlin. Il désirait se faire plaindre par Geneviève. Ce rôle de père malheureux…

«Occupe-toi, mon vieux, fais quelque chose!» conseillait doucement Geneviève. «Tu as un rendez-vous d’affaires: vas-y!»

Elle le poussait par les épaules, mais il cultivait sa douleur:

«Comment veux-tu! Dans un moment pareil…»

Dans un moment pareil, se disait Geneviève, mais… mais plus que jamais! Elle éprouvait un étrange besoin d’ordre. Ce vase déplacé, ce manteau d’Herlin traînant sur un meuble, cette poussière sur la console, c’était… c’étaient des pas gagnés par l’ennemi. Des indices d’une débâcle obscure. Elle luttait contre cette débâcle. L’or des bibelots, les meubles rangés sont des réalités claires à la surface. Tout ce qui est sain, net et luisant semblait, à Geneviève, protéger de la mort qui est obscure.

Le médecin disait: «Cela peut s’arranger: l’enfant est fort.» Bien sûr. Quand il dormait, il se cramponnait à la vie de ses deux petits poings fermés. C’était si joli. C’était si solide.

«Madame, vous devriez sortir un peu, vous promener, disait la garde; j’irai ensuite. Sans quoi nous n’allons pas tenir.»

Et le spectacle était étrange de cet enfant qui épuisait deux femmes. Qui, les yeux clos, la respiration courte, les entraînait au bout du monde.

Et Geneviève sortait pour fuir Herlin. Il lui faisait des conférences: «Mon devoir le plus élémentaire… Ton orgueil…» Elle ne comprenait rien à toutes ces phrases, parce qu’elle avait sommeil, mais certains mots l’étonnaient au passage comme «orgueil». Pourquoi orgueil? Qu’est-ce que ça vient faire ici?

Le médecin s’étonnait de cette jeune femme qui ne pleurait pas, ne prononçait aucun mot inutile, et le servait comme une infirmière précise. Il admirait cette petite servante de la vie. Et pour Geneviève, ces visites étaient les instants les meilleurs du jour. Non qu’il la consolât: il ne disait rien. Mais parce qu’en lui ce corps d’enfant était situé exactement. Parce que tout ce qui est grave, obscur, malsain, était exprimé. Quelle protection dans cette lutte contre l’ombre! Et cette opération même de l’avant-veille… Herlin geignait dans le salon. Elle était restée. Le chirurgien entrait dans la chambre en blouse blanche, comme la puissance tranquille du jour. L’interne et lui commençaient un combat rapide. Des mots nus, des ordres: chloroforme puis serrez puis iode détachés à voix basse et dépouillés d’émotion. Et tout à coup, comme Bernis dans son avion, elle avait eu la révélation d’une stratégie si forte: on allait vaincre.

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