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Un courrier en route, ce n’est rien. Entre Agadir et Cap Juby, sur cette dissidence inexplorée c’est un camarade qui n’est nulle part. Tout à l’heure, dans notre ciel, un signe immobile semblera naître.

«Parti à cinq heures d’Agadir…»

On pense vaguement au drame. Un courrier en panne, ce n’est rien qu’une attente qui se prolonge, une discussion qui s’énerve un peu, qui dégénère. Puis le temps qui devient trop large et que l’on remplit mal par de petits gestes, des mots sans suite…

Et soudain, c’est un coup de poing sur la table. Un «Bon Dieu! Dix heures…» qui dresse des hommes, c’est un camarade chez les Maures.

* * * * *

L’opérateur de T.S.F. communique avec Las Palmas. Le Diesel souffle bruyamment. L’alternateur ronfle comme une turbine. Lui, fixe des yeux l’ampèremètre où chaque décharge s’accuse.

J’attends debout. L’homme de biais me tend sa main gauche et de la main droite manipule toujours. Puis il me crie:

«Quoi?»

Je n’ai rien dit. Vingt secondes se passent. Il crie encore, je n’entends pas, je fais «Ah oui?» Autour de moi tout luit, des volets entrouverts filtrent un rai de soleil. Les bielles du Diesel font des éclairs humides, barattent ce jet de lumière.

L’opérateur se tourne enfin d’un bloc vers moi, quitte son casque. Le moteur éternue et stoppe. J’entends les derniers mots: surpris par le silence, il me les crie comme si j’étais à cent mètres:

– … S’en foutent complètement!

– Qui?

– Eux.

– Ah! oui? Pouvez-vous avoir Agadir?

– Ce n’est pas l’heure de la reprise.

– Essayez quand même.

Je griffonne sur un bloc-notes:

«Courrier non arrivé. Est-ce faux départ? stop. Confirmez heure décollage.»

– Passez-leur ça.

– Bien. Je vais appeler.

Et le tumulte recommence.

– Alors?

– … tendez.

Je suis distrait, je rêve: il a voulu dire: attendez. Qui pilote le courrier? Est-ce bien toi, Jacques Bernis, qui est ainsi hors de l’espace, hors du temps?

L’opérateur fait taire le groupe, branche un connecteur, revêt son casque. Il tapote la table de son crayon, regarde l’heure et aussitôt bâille.

– En panne, pourquoi?

– Comment voulez-vous que je le sache!

– C’est vrai. Ah… rien. Agadir n’a pas entendu.

– Vous recommencez?

– Je recommence.

Le moteur s’ébranle.

Agadir est toujours muet. Nous guettons maintenant sa voix. S’il cause avec un autre poste, nous nous mêlerons au discours.

Je m’assieds. Par désœuvrement, je m’empare d’un écouteur et tombe dans une volière pleine d’un tumulte d’oiseaux.

Longues, brèves, trilles trop rapides, je déchiffre mal ce langage, mais combien de voix révélées dans un ciel que je croyais désert.

Trois postes parlaient. L’un se tait, un autre entre en danse.

– Ça? Bordeaux sur l’automatique.

Roulade aiguë, pressée, lointaine. Une voix plus grave, plus lente:

– Et ça?

– Dakar.

Un timbre désolé. La voix se tait, reprend, se tait encore et recommence.

… Barcelone qui appelle Londres et Londres qui ne répond pas.

Sainte-Assise, quelque part, très loin, conte en sourdine quelque chose.

Quel rendez-vous au Sahara! Toute l’Europe rassemblée, capitales aux voix d’oiseaux qui échangent des confidences.

Un roulement proche vient de retentir. L’interrupteur plonge les voix dans le silence.

– C’était Agadir?

– Agadir.

L’opérateur, les yeux toujours fixés, j’ignore pourquoi, sur la pendule, lance des appels.

– Il a entendu?

– Non. Mais il parle à Casablanca, on va savoir.

Nous captons en fraude des secrets d’ange. Le crayon hésite, s’abat, cloue une lettre, puis deux, puis dix avec rapidité. Des mots se forment, semblent éclore.

«Note pour Casablanca…»

Salaud! Ténériffe nous brouille Agadir! Sa voix énorme remplit les écouteurs. Elle s’interrompt net.

«… terri six heures trente. Reparti à…»

Ténériffe l’intrus nous bouscule encore.

Mais j’en sais assez long. À six heures trente le courrier est retourné sur Agadir. – Et n’a dû repartir qu’à sept heures… Pas en retard.

– Merci!

III

Jacques Bernis, cette fois-ci, avant ton arrivée, je dévoilerai qui tu es. Toi que, depuis hier, les radios situent exactement, qui vas passer ici les vingt minutes réglementaires, pour qui je vais ouvrir une boîte de conserves, déboucher une bouteille de vin, qui ne nous parleras ni de l’amour ni de la mort, d’aucun des vrais problèmes, mais de la direction du vent, de l’état du ciel, de ton moteur. Toi qui vas rire du bon mot d’un mécanicien, gémir sur la chaleur, ressembler à n’importe lequel d’entre nous…

Je dirai quel voyage tu accomplis. Comment tu soulèves les apparences, pourquoi les pas que tu fais à côté des nôtres ne sont pas les mêmes.

Nous sommes sortis de la même enfance, et voici que se dresse dans mon souvenir, brusquement, ce vieux mur croulant et chargé de lierre. Nous étions des enfants hardis: «Pourquoi as-tu peur? Pousse la porte…»

Un vieux mur croulant et chargé de lierre. Séché, pénétré, pétri de soleil, pétri d’évidence. Des lézards bruissaient entre les feuilles, que nous appelions des serpents, aimant déjà jusqu’à l’image de cette fuite qui est la mort. Chaque pierre de ce côté-ci était chaude, couvée comme un œuf, ronde comme un œuf. Chaque parcelle de terre, chaque brindille était dégagée par ce soleil de tout mystère. De ce côté du mur, régnait, dans sa richesse, dans sa plénitude, l’été à la campagne. Nous apercevions un clocher. Nous entendions une batteuse. Le bleu du ciel comblait tous les vides. Les paysans fauchaient les blés, le curé sulfatait sa vigne, des parents, au salon, jouaient au bridge. Nous nommions ceux qui usaient soixante années de ce coin de terre, qui, de la naissance à la mort, prenaient ce soleil en consigne, ces blés, cette demeure, nous nommions ces générations présentes «l’équipe de garde». Car nous aimions nous découvrir sur l’îlot le plus menacé, entre deux océans redoutables, entre le passé et l’avenir.

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