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Elle n’était pas faite, non plus, pour Herlin. Il le savait. La vie qu’elle parlait de reprendre ne lui avait jamais causé que du mal. Pourquoi était-elle donc faite? Elle semblait ne pas souffrir.

On se remit en route. Bernis se détournait un peu vers la gauche. Il savait bien ne pas souffrir non plus, mais sans doute quelque bête en lui était blessée dont les larmes étaient inexplicables.

À Paris, nul tumulte: on ne dérange pas grand-chose.

XI

À quoi bon? La ville faisait autour de lui son remue-ménage inutile. Il savait bien que de cette confusion il ne pouvait plus rien sortir. Il remontait, avec lenteur, le peuple étranger des passants. Il pensait: «C’est comme si je n’étais pas là.» Il devait repartir avant peu: c’était bien. Il savait que son travail l’entourerait de liens si matériels qu’il reprendrait une réalité. Il savait aussi que, dans la vie quotidienne, le moindre pas prend l’importance d’un fait et que le désastre moral y perd un peu de sens. Les plaisanteries de l’escale garderaient même leur saveur. C’était étrange et pourtant certain. Mais il ne s’intéressait pas à lui-même.

Comme il passait près de Notre-Dame, il entra, fut surpris de la densité de la foule et se réfugia contre un pilier. Pourquoi donc se trouvait-il là? Il se le demandait. Après tout, il était venu parce que les minutes menaient ici à quelque chose. Dehors elles ne menaient plus à rien. Voilà: «Dehors les minutes ne mènent plus à rien.» Il éprouvait aussi le besoin de se reconnaître et s’offrait à la foi comme à n’importe quelle discipline de la pensée. Il se disait: «Si je trouve une formule qui m’exprime, qui me rassemble, pour moi ce sera vrai.» Puis il ajoutait avec lassitude: «Et pourtant, je n’y croirais pas.»

Et soudain il lui apparut qu’il s’agissait encore d’une croisière et que toute sa vie s’était usée à tenter ainsi de fuir. Et le début du sermon l’inquiéta comme le signal d’un départ.

«Le royaume des Cieux, commença le prédicateur, le royaume des Cieux…»

Il s’appuya des mains au rebord large de la chaire… se pencha sur la foule. Foule entassée et qui absorbe tout. Nourrir. Des images lui venaient avec un caractère d’évidence extra-ordinaire. Il pensait aux poissons pris dans la nasse, et sans lien ajouta:

«Quand le pêcheur de Galilée…»

Il n’employait plus que des mots qui entraînaient un cortège de réminiscences qui duraient. Il lui semblait exercer sur la foule une pesée lente, allonger peu à peu son élan comme la foulée du coureur. «Si vous saviez… Si vous saviez combien d’amour…» Il s’interrompit, haletant un peu: ses sentiments étaient trop pleins pour s’exprimer. Il comprit que les moindres mots, les plus usés, lui paraissaient chargés de trop de sens et qu’il ne distinguait plus les mots qui donnent. La lumière des cierges lui faisait un visage de cire. Il se redressa, les mains appuyées, le front levé, vertical. Quand il se détendit, ce peuple remua un peu, comme la mer.

Puis les mots lui vinrent et il parla. Il parlait avec une sûreté étonnante. Il avait l’allégresse du débardeur qui sent sa force. Des idées lui venaient qui se formaient en dehors de lui, pendant qu’il achevait sa phrase, comme un fardeau qu’on lui passait, et d’avance il sentait monter en lui, confusément, l’image où il la poserait, la formule qui l’emporterait dans ce peuple.

Bernis maintenant écoutait la péroraison.

«Je suis la source de toute vie. Je suis la marée qui entre en vous et vous anime et se retire. Je suis le mal qui entre ne vous et vous déchire et se retire. Je suis l’amour qui entre en vous et dure pour l’éternité.

«Et vous venez m’opposer Marcion et le quatrième évangile. Et vous venez me parler d’interpolations. Et vous venez dresser contre moi votre misérable logique humaine, quand je suis celui qui est au-delà, quand c’est d’elle que je vous délivre!

‘O prisonniers comprenez-moi! Je vous délivre de votre science, de vos formules, de vos lois, de cet esclavage de l’esprit, de ce déterminisme plus dur que la fatalité. Je suis le défaut dans l’armure. Je suis la lucarne dans la prison. Je suis l’erreur dans le calcul: je suis la vie.

«Vous avez intégré la marche de l’étoile, ô génération des laboratoires, et vous ne la connaissez plus. C’est un signe dans votre livre, mais ce n’est plus de la lumière: vous en savez moins qu’un petit enfant. Vous avez découvert jusqu’aux lois qui gouvernent l’amour humain, mais cet amour même échappe à vos signes: vous en savez moins qu’une jeune fille! Eh bien, venez à moi. Cette douceur de la lumière: vous en savez moins qu’un petit enfant. Vous avez découvert jusqu’aux lois qui gouvernent l’amour humain, mais cet amour même échappe à vos signes: vous en savez moins qu’une jeune fille! Eh bien, venez à moi. Cette douceur de la lumière, cette lumière de l’amour, je vous les rends. Je ne vous asservis pas: je vous sauve. De l’homme qui le premier calcula la chute d’un fruit et vous enferma dans cet esclavage, je vous libère. Ma demeure est la seule issue, que deviendrez-vous hors de ma demeure?

«Que deviendrez-vous hors de ma demeure, hors de ce navire où l’écoulement des heures prend son plein sens, comme, sur l’étrave luisante, l’écoulement de la mer. L’écoulement de la mer qui ne fait pas de bruit mais porte les Îles. L’écoulement de la mer.

«Venez à moi, vous à qui l’action, qui ne mène à rien, fut amère…»

Il ouvrit les bras:

«Car je suis celui qui accueille. Je portais les péchés du monde. J’ai porté son mal. J’ai porté vos détresses de bêtes qui perdent leurs petits et vos maladies incurables, et vous en étiez soulagés. Mais ton mal, mon peuple d’aujourd’hui, est une misère plus haute et plus irréparable et pourtant je le porterai comme les autres. Je porterai les chaînes plus lourdes de l’esprit.

«Je suis celui qui porte les fardeaux du monde.»

L’homme parut à Bernis désespéré parce qu’il ne criait pas pour obtenir un Signe. Parce qu’il ne proclamait pas un Signe. Parce qu’il se répondait à lui-même.

«Vous serez des enfants qui jouent.

«Vos efforts vains de chaque jour, qui vous épuisent, venez à moi, je leur donnerai un sens, ils bâtiront dans votre cœur, j’en ferai une chose humaine.»

La parole entre dans la foule. Bernis n’entend plus la parole, mais quelque chose qui est en elle et qui revient comme un motif.

… J’en ferai une chose humaine.

Il s’inquiète.

«De vos amours, sèches, cruelles et désespérées, amants d’aujourd’hui, venez à moi, je ferai une chose humaine.

«De votre hâte vers la chair, de votre retour triste, venez à moi, je ferai une chose humaine…

Bernis sent grandir sa détresse.

«… Car je suis celui qui s’est émerveillé de l’homme…»

Bernis est en déroute.

«Je suis le seul qui puisse rendre l’homme à lui-même.»

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