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– Ça va.

Bloc-notes. Consignes:

«En mon absence rédiger les comptes rendus journaliers. Payer les Maures lundi. Embarquer sur le voilier les bidons vides.»

Et je m’accoude à la fenêtre. Le voilier qui nous ravitaille une fois par mois en eau douce se balance léger sur la mer. Il est charmant. Il habille d’un peu de vie tremblante, de linge frais tout mon désert. Je suis Noé visité dans l’arche par la colombe.

L’avions est prêt.

* * * * *

«De Juby pour Port-Étienne: Avion 236 quitte Juby 14 h. 20 pour Port-Étienne.»

* * * * *

La route des caravanes est marquée d’ossements, quelques avions marquent la nôtre: «Encore une heure jusqu’à l’avion de Bojador…» Squelettes pillés par les Maures. Repères.

Mille kilomètres de sable puis Port-Étienne: quatre bâtisses dans le désert.

– Nous t’attendions. Nous repartons tout de suite pour profiter du jour. L’un sur la côte, l’autre à vingt kilomètres, l’autre à cinquante. Nous faisons escale au fortin à cause de la nuit: tu changes d’appareil?

– Oui. Soupape en prise.

Transbordement.

Départ.

* * * * *

Rien. Ce n’était qu’un rocher sombre. Je continue à passer ce désert au laminoir. Chaque point noir est une faute qui me tourmente. Mais le sable ne roule à moi qu’un rocher sombre.

Je ne vois plus mes camarades. Ils sont installés dans leur part de ciel. Patience d’éperviers. Je ne vois plus la mer. En suspens sur un brasier blanc, je ne vois rien qui vive. Mon cœur bat: cette épave au loin…

Un rocher sombre.

Mon moteur: un grondement de fleuve en marche. Ce fleuve en marche m’enveloppe et m’use.

Souvent je t’ai vu replié, Bernis, sur ton espérance inexplicable. Je ne sais pas traduire. Il me revient ce mot de Nietzsche que tu aimais:

«Mon été chaud, court, mélancolique et bienheureux.»

J’ai les yeux fatigués de tant chercher. Des points noirs dansent. Je ne sais plus bien où je vais.

* * * * *

– Alors, sergent, vous l’avez donc vu?

– Il a décollé au petit jour…

Nous nous asseyons au pied du fortin. Les Sénégalais rient, le sergent rêve: un crépuscule lumineux mais inutile.

L’un de nous hasarde:

– Si l’avion est détruit… tu sais… presque introuvable!

– Évidemment.

L’un de nous se lève, fait quelques pas:

– Ça va mal. Cigarette?

Nous entrons dans la nuit: bêtes, hommes et choses.

* * * * *

Nous entrons dans la nuit, sous le feu du bord d’une cigarette, et le monde reprend ses vraies dimensions. À gagner Port-Étienne vieillissent les caravanes. Saint-Louis du Sénégal est aux confins du rêve. Ce désert, tout à l’heure n’était qu’un sable sans mystère. Les villes à trois pas s’offraient et le sergent armé pour la patience, le silence et la solitude sentait vaine une telle vertu. Mais une hyène crie et le sable vit, mais un appel recompose le mystère, mais quelque chose naît, fuit, recommence…

Mais les étoiles mesurent pour nous les vraies distances. La vie paisible, l’amour fidèle, l’amie que nous croyons chérir, c’est de nouveau l’étoile polaire qui les balise…

Mais la Croix du Sud balise un trésor.

* * * * *

Vers trois heures du matin, nos couvertures de laine deviennent minces, transparentes: c’est un maléfice de la lune. Je me réveille glacé. Je monte fumer sur la terrasse du fortin. Cigarette… cigarette… Ainsi j’atteindrai l’aube.

Ce petit poste au clair de lune: un port aux eaux tranquilles. Bien au complet tout ce jeu d’étoiles pour navigateurs. Les boussoles de nos trois avions tirées sagement vers le Nord. Et cependant…

Ton dernier pas réel, l’as-tu posé ici? Ici finit le monde sensible. Ce petit fortin: un embarcadère. Un seuil ouvert sur ce clair de lune où rien n’est bien vrai.

La nuit est merveilleuse. Où es-tu, Jacques Bernis? Ici peut-être, peut-être là? Quelle présence déjà légère! Autour de moi ce Sahara si peu chargé qui reçoit à peine, çà et là, un bond d’antilope, qui supporte à peine, au pli le plus lourd, un enfant léger.

* * * * *

Le sergent m’a rejoint:

– Bonsoir, monsieur.

– Bonsoir, sergent.

Il écoute. Rien. Un silence, Bernis, fait de ton silence.

– Cigarette?

– Oui.

Le sergent mâche sa cigarette.

– Sergent, demain je trouverai mon camarade: où crois-tu qu’il soit?

Le sergent, sûr de lui, me signale tout l’horizon…

Un enfant perdu remplit le désert.

* * * * *

Bernis, tu m’avouais un jour: «J’ai aimé une vie que je n’ai pas très bien comprise, une vie pas tout à fait fidèle. Je ne sais même pas très bien ce dont j’ai eu besoin: c’était une fringale légère…»

Bernis, tu m’avouais un jour: «Ce que je devinais se cachait derrière toute chose. Il me semblait qu’avec un effort, j’allais comprendre, j’allais le connaître enfin et l’emporter. Et je m’en vais troublé par cette présence d’ami que je n’ai jamais pu tirer au jour…»

Il me semble qu’un vaisseau chavire. Il me semble qu’un enfant s’apaise. Il me semble que ce frémissement de voiles, de mâts et d’espérances entre dans la mer.

* * * * *

L’aube. Cris rauques des Maures. Leurs chameaux à terre crevés de fatigue. Un rezzou de trois cents fusils, descendu en secret du Nord, aurait surgi à l’Est et massacré une caravane.

Si nous cherchions du côté du rezzou?

– Alors en éventail, d’accord? Celui du centre fonce plein Est…

Simoun: dès cinquante mètres d’altitude ce vent nous sèche comme un aspirateur.

* * * * *

Mon Camarade…

C’était donc ici le trésor: l’as-tu cherché!

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