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Visite étrange: nul éclat de voix, nulle surprise. La route rendait un son mat. Il sauta la haie comme jadis: l’herbe montait dans les allées… ah! c’est la seule différence. La maison lui apparut blanche entre les arbres mais comme en rêve, à une distance infranchissable. Au moment d’atteindre le but, est-ce un mirage? Il gravit le perron de larges pierres. Il était né de la nécessité avec une aisance sûre de lignes.

«Rien ici n’est truqué…» Le vestibule était obscur: un chapeau blanc sur une chaise: le sien? Quel désordre aimable: on un désordre d’abandon, mais le désordre intelligent qui marque une présence. Il garde encore l’empreinte du mouvement. Une chaise à peine reculée d’où l’on s’était levé la main appuyée à la table: il vit le geste. Un livre ouvert: qui vient de le quitter? Pourquoi? La dernière phrase chantait peut-être encore dans une conscience.

Bernis sourit, pensant aux mille petits travaux, aux mille petits tracas de la maison. On y marchait le long du jour en parant aux mêmes besoins, en rangeant le même désordre. Les drames y étaient de si peu d’importance: il suffisait d’être un voyageur, un étranger pour en sourire…

«Tout de même, pensait-il, le soir tombait ici comme ailleurs une année entière, c’était un cycle révolu. Le lendemain… c’était recommencer la vie. On marchait vers le soir. On n’avait plus, alors, aucun souci: les persiennes étaient closes, les livres rangés et les garde-feux bien en place. Ce repos gagné eût pu être éternel, il en avait le goût. Mes nuits, elles, sont moins que des trêves…»

Il s’assit sans faire de bruit. Il n’osait pas se révéler: tout semblait si calme, si égal. D’un store soigneusement baissé, un rayon de soleil filtra. «Une déchirure, pensa Bernis, ici l’on vieillit sans savoir…»

«Que vais-je apprendre?…» Un pas dans la pièce voisine enchanta la maison. Un pas tranquille. Un pas de nonne qui range les fleurs de l’Autel. «Quelle besogne minuscule achève-t-on? Ma vie est serrée comme un drame. Ici que d’espace, que d’air, entre chacun des mouvements, entre chacune des pensées…» Par la fenêtre il se pencha vers la campagne. Elle était tendue sous le soleil, avec des lieues de route blanche à parcourir pour aller prier, pour aller chasser, pour aller porter une lettre. Une batteuse au loin ronflait: on faisait un effort pour l’entendre: la voix trop faible d’un acteur oppresse la salle.

Le pas de nouveau résonna: «On range les bibelots, ils ont encombré les vitrines peu à peu. Chaque siècle en se retirant laisse derrière lui ces coquillages…»

On parlait, Bernis écouta:

– Crois-tu qu’elle passe la semaine? Le médecin…

Les pas s’éloignèrent. Stupéfait, il se tut. Qui allait mourir? Son cœur se serra. Il appela à l’aide toute preuve de vie, le chapeau blanc, le livre ouvert…

Les voix reprirent. C’étaient des voix pleines d’amour mais si calmes. On savait la mort installée sous le toit, on l’y accueillait en intime sans en détourner le visage. Il n’y avait rien de déclamatoire: «Comme tout est simple, pensa Bernis, vivre, ranger les bibelots, mourir…»

– Tu as cueilli des fleurs pour le salon?

– Oui.

On parlait bas, sur un ton voilé mais égal. On parlait de mille petites choses et la mort prochaine les teignait simplement de grisaille. Un rire jaillit qui mourut de lui-même. Un rire sans racine profonde, mais que ne réprimait pas une dignité théâtrale.

– Ne monte pas, dit la voix, elle dort.

Bernis était assis au cœur même de la douleur dans une intimité dérobée. Il eut peur d’être découvert. L’étranger fait naître, du besoin de tout exprimer, une douleur moins humble. On lui crie: «Vous qui l’avez connue, aimée…» Il dresse la mourante dans toute sa grâce et c’est intolérable.

Il avait droit pourtant à cette intimité «…car je l’aimais».

Il eut besoin de la revoir, monta en fraude l’escalier, ouvrit la porte de la chambre. Elle contenait tout l’été. Les murs étaient clairs et le lit blanc. La fenêtre ouverte s’emplissait de jour. L’horloge d’un clocher lointain, paisible, lente, donna la cadence juste du cœur, du cœur sans fièvre qu’il faut avoir. Elle dormait. Quel sommeil glorieux au centre de l’été!

«Elle va mourir…» Il s’avança sur le parquet ciré, plein de lumière. Il ne comprenait pas sa propre paix. Mais elle gémit: Bernis n’osa pénétrer plus avant.

Il devinait une présence immense: l’âme des malades s’étale, remplit la chambre et la chambre est comme une plaie. On n’ose heurter un meuble, marcher.

Pas un bruit. Des mouches seules grésillaient. Un appel lointain posa un problème. Une bouffée de vent frais roula, molle, dans la chambre. «Le soir déjà», pensa Bernis. Il songeait aux volets que l’on allait tirer, à la lumière de la lampe. C’était bientôt la nuit qui obséderait la malade ainsi qu’une étape à franchir. La lampe en veilleuse fascine alors comme un mirage, et les choses dont les ombres ne tournent pas et que l’on regarde douze heures sous le même angle finissent par s’imprimer dans le cerveau, peser d’un poids insupportable.

«Qui est là?» dit-elle.

Bernis s’approcha. La tendresse, la pitié montèrent vers ses lèvres. Il s’inclina. La secourir. La prendre dans les bras. Être sa force.

«Jacques…» Elle le fixait. «Jacques…» Elle le halait du fond de sa pensée. Elle ne cherchait pas son épaule mais fouillait dans ses souvenirs. Elle s’accrochait à sa manche comme un naufragé qui se hisse, non pour se saisir d’une présence, d’un appui, mais d’une image… Elle regarde…

Et voici que peu à peu il lui semble étranger. Elle ne reconnaît pas cette ride, ce regard. Elle lui serre les doigts pour l’appeler: il ne peut lui être d’aucun secours. Il n’est pas d’ami qu’elle porte en elle. Déjà lasse de cette présence, elle le repousse, détourne la tête.

Il est à une distance infranchissable.

Il s’évada sans bruit, traversa de nouveau le vestibule. Il revenait d’un voyage immense, d’un voyage confus, dont on se souvient mal. Est-ce qu’il souffrait? Est-ce qu’il était triste? Il s’arrêta. Le soir s’insinuait comme la mer dans une cale qui fait eau, les bibelots allaient s’éteindre. Le front contre la vitre, il vit les ombres des tilleuls s’allonger, se joindre, remplir le gazon de nuit. Un village lointain s’éclaira: à peine une poignée de lumières: elle aurait tenu dans ses mains. Il n’y avait plus de distance: il eût pu toucher du doigt la colline. Les voix de la maison se turent: on avait achevé de la mettre en ordre. Il ne bougeait pas. Il se souvenait de soirs pareils. On se levait pesant comme un scaphandrier. Le visage lisse de la femme se fermait et tout à coup on avait peur de l’avenir, de la mort.

Il sortit. Il se retourna avec le désir aigu d’être surpris, d’être appelé: son cœur aurait fondu de tristesse et de joie. Mais rien. Rien ne le retenait. Il glissait sans résistance entre les arbres. Il sauta la haie: la route était dure. C’était fini, il ne reviendrait plus jamais.

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