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Je dois dire en quelques mots ce que signifie le mot: «grief.»

Quelques forçats avaient précisément été déportés pour un grief; c’étaient les plus agités, entre autres un certain Martinof qui avait servi auparavant dans les hussards et qui, tout ardent, inquiet et colère qu’il fût, n’en était pas moins honnête et véridique. Un autre, Vassili Antonof, s’irritait et se montait à froid; il avait un regard effronté avec un sourire sarcastique, mais il était aussi honnête et véridique – un homme fort développé du reste. – J’en passe, car ils étaient nombreux; Pétrof faisait la navette d’un groupe à l’autre; il parlait peu, mais bien certainement il était aussi excité, car il bondit le premier hors de la caserne quand les autres se massèrent dans la cour.

Notre sergent, qui remplissait les fonctions de sergent major, arriva aussitôt tout effrayé. Une fois en rang, nos gens le prièrent poliment de dire au major que les forçats désiraient lui parler et l’interroger sur certains points. Derrière le sergent arrivèrent tous les invalides qui se mirent en rang de l’autre côté et firent face aux forçats. La commission que l’on venait de confier au sergent était si extraordinaire qu’elle le remplit d’effroi, mais il n’osait pas ne pas faire son rapport au major, parce que si les forçats se révoltaient, Dieu sait ce qui pourrait arriver, – Tous nos chefs étaient excessivement poltrons dans leurs rapports avec les détenus, – et puis, même si rien de pire n’arrivait, si les forçats se ravisaient et se dispersaient, le sous-officier devait néanmoins avertir l’administration de tout ce qui s’était passé. Pâle et tremblant de peur, il se rendit précipitamment chez le major, sans même essayer de raisonner les forçats. Il voyait bien que ceux-ci ne s’amuseraient pas à discuter avec lui.

Parfaitement ignorant de ce qui se passait, je me mis aussi en rang (je n’appris que plus tard les détails de cette histoire). Je croyais qu’on allait procéder à un contrôle, mais ne voyant pas les soldats d’escorte qui vérifiaient le compte, je m’étonnai et regardai autour de moi. Les visages étaient émus et exaspérés; il y en avait qui étaient blêmes. Préoccupés et silencieux, nos gens réfléchissaient à ce qu’il leur faudrait dire au major. Je remarquai que beaucoup de forçats étaient stupéfaits de me voir à leurs côtés, mais bientôt après ils se détournèrent de moi. Ils trouvaient étrange que je me fusse mis en rang et qu’à mon tour je voulusse prendre part à leur plainte, ils n’y croyaient pas. Ils se tournèrent de nouveau de mon côté d’un air interrogateur.

– Que viens-tu faire ici? me dit grossièrement et à haute voix Vassili Antonof, qui se trouvait à côté de moi, à quelque distance des autres, et qui m’avait toujours dit vous avec la plus grande politesse.

Je le regardais tout perplexe, en m’efforçant de comprendre ce que cela signifiait; je devinais déjà qu’il se passait quelque chose d’extraordinaire dans notre maison de force.

– Eh! oui, qu’as-tu à rester ici? va-t’en à la caserne, me dit un jeune gars, forçat militaire, que je ne connaissais pas jusqu’alors et qui était un bon garçon paisible. Cela ne te regarde pas.

– On se met en rang, lui répondis-je; est-ce qu’on ne va pas nous contrôler?

– Il est venu s’y mettre aussi, cria un déporté.

– Nez-de-fer [35]! fit un autre.

– Écraseur de mouches! ajouta un troisième avec un mépris inexprimable pour ma personne. Ce nouveau surnom fit pouffer de rire tout le monde.

– Ils sont partout comme des coqs en pâte, ces gaillards-là. Nous sommes au bagne, n’est-ce pas? eh bien! ils se payent du pain blanc et des cochons de lait comme des grands seigneurs! N’as-tu pas ta nourriture à part? que viens-tu faire ici?

– Votre place n’est pas ici, me dit Koulikof sans gêne, en me prenant par la main et me faisant sortir des rangs.

Il était lui-même très-pâle; ses yeux noirs étincelaient; il s’était mordu la lèvre inférieure jusqu’au sang, il n’était pas de ceux qui attendaient de sang-froid l’arrivée du major.

J’aimais fort à regarder Koulikof en pareille occurrence, c’est-à-dire quand il devait se montrer tout entier avec ses qualités et ses défauts. Il posait, mais il agissait aussi. Je crois même qu’il serait allé à la mort avec une certaine élégance, en petit-maître. Alors que tout le monde me tutoyait et m’injuriait, il avait redoublé de politesse envers moi, mais il parlait d’un ton ferme et résolu, qui ne permettait pas de réplique.

– Nous sommes ici pour nos propres affaires, Alexandre Pétrovitch, et vous n’avez pas à vous en mêler. Allez où vous voudrez, attendez… Tenez, les vôtres sont à la cuisine, allez-y.

– Ils sont au chaud là-bas.

J’entrevis en effet par la fenêtre ouverte nos Polonais qui se trouvaient dans la cuisine, ainsi que beaucoup d’autres forçats. Tout embarrassé, j’y entrai, accompagné de rires, d’injures et d’une sorte de gloussement qui remplaçait les sifflets et les huées à la maison de force.

– Ça ne lui plaît pas!… tiou-tiou-tiou!… attrapez-le.

Je n’avais encore jamais été offensé aussi gravement depuis que j’étais à la maison de force. Ce moment fut très-douloureux à passer, mais je pouvais m’y attendre; les esprits étaient par trop surexcités. Je rencontrai dans l’antichambre T-vski, jeune gentilhomme sans grande instruction, mais au caractère ferme et généreux; les forçats faisaient exception pour lui dans leur haine pour les forçats nobles; ils l’aimaient presque; chacun de ses gestes dénotait un homme brave et vigoureux.

– Que faites-vous, Goriantchikof? me cria-t-il; venez donc ici!

– Mais que se passe-t-il?

– Ils veulent se plaindre, ne le savez-vous pas? Cela ne leur réussira pas, qui croira des forçats? On va rechercher les meneurs, et si nous sommes avec eux, c’est sur nous qu’on mettra la faute. Rappelez-vous pourquoi nous avons été déportés! Eux, on les fouettera tout simplement, tandis qu’on nous mettra en jugement. Le major nous déteste tous et sera trop heureux de nous perdre; nous lui servirons de justification.

– Les forçats nous vendront pieds et poings liés, ajouta M-tski, quand nous entrâmes dans la cuisine.

Ils n’auront jamais pitié de nous, ajouta T-vski.

Outre les nobles, il y avait encore dans la cuisine une trentaine de détenus, qui ne désiraient pas participer à la plainte générale, les uns par lâcheté, les autres, par conviction absolue de l’inutilité de cette démarche. Akim Akymitch – ennemi naturel de toutes plaintes et de tout ce qui pouvait entraver la discipline et le service – attendait avec un grand calme la fin de cette affaire, dont l’issue ne l’inquiétait nullement; il était parfaitement convaincu du triomphe immédiat de l’ordre et de l’autorité administrative. Isaï Fomitch, le nez baissé, dans une grande perplexité, écoutait ce que nous disions avec une curiosité épouvantée; il était excessivement inquiet. Aux nobles polonais s’étaient joints des roturiers de même nationalité, ainsi que quelques Russes, natures timides, gens toujours hébétés et silencieux, qui n’avaient pas osé se liguer avec les autres et attendaient tristement l’issue de l’affaire. Il y avait enfin quelques forçats moroses et mécontents qui étaient restés dans la cuisine, non par timidité, mais parce qu’ils estimaient absurde cette quasi-révolte, parce qu’ils ne croyaient pas à son succès; je crus remarquer qu’ils étaient mal à leur aise en ce moment, et que leur regard n’était pas assuré. Ils sentaient parfaitement qu’ils avaient raison, que l’issue de la plainte serait celle qu’ils avaient prédite, mais ils se tenaient pour des renégats, qui auraient trahi la communauté et vendu leurs camarades au major. Iolkine, – ce rusé paysan sibérien envoyé aux travaux forcés pour faux monnayage, qui avait enlevé à Koulikof ses pratiques en ville, – était aussi là, comme le vieillard de Starodoub. Aucun cuisinier n’avait quitté son poste, probablement parce qu’ils s’estimaient partie intégrante de l’administration, et qu’à leur avis, il n’eût pas été décent de prendre parti contre celle-ci.

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[35] Injure dont le vrai sens est intraduisible.

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