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Peut-être était-ce ce mécontentement de soi-même qui causait cette intolérance dans leurs rapports quotidiens et cette cruauté railleuse pour les autres forçats. Si l’un d’eux, plus naïf ou plus impatient que les autres, formulait tout haut ce que chacun pensait tout bas, et se lançait dans le monde des châteaux en Espagne et des rêves, on l’arrêtait grossièrement, on le poursuivait, on l’assaillait de moqueries. J’estime que les plus acharnés persécuteurs étaient justement ceux qui l’avaient peut-être dépassé dans leurs rêves insensés et dans leurs folles espérances. J’ai déjà dit que les gens simples et naïfs étaient regardés chez nous comme de stupides imbéciles, pour lesquels on n’avait que du mépris. Les forçats étaient si aigris et si susceptibles qu’ils haïssaient les gens de bonne humeur, dépourvus d’amour-propre. Outre ces bavards ingénus, les autres détenus se divisaient en bons et en méchants, en gais et en moroses. Les derniers étaient en majorité; si par hasard il s’en trouvait parmi eux qui fussent bavards, c’étaient toujours de fieffés calomniateurs et des envieux, qui se mêlaient de toutes les affaires d’autrui, bien qu’ils se gardassent de mettre à jour leur propre âme et leurs idées secrètes; ceci n’était pas admis, pas à la mode. Quant aux bons – en très-petit nombre – ils étaient paisibles et cachaient silencieusement leurs espérances; ils avaient plus de foi dans leurs illusions que les forçats sombres. Il me semble qu’il y avait pourtant encore dans notre bagne une autre catégorie de déportés: les désespérés, comme le vieillard de Starodoub, mais ils étaient très peu nombreux.

En apparence, ce vieillard était tranquille, mais à certains signes j’avais tout lieu de supposer que sa situation morale était intolérable, horrible; il avait un recours, une consolation: la prière et l’idée qu’il était un martyr. Le forçat toujours plongé dans la lecture du la Bible, dont j’ai parlé plus haut, qui devint fou et qui se jeta sur le major une brique à la main, était probablement aussi un de ceux que tout espoir a abandonnés; comme il est parfaitement impossible de vivre sans espérances, il avait cherché la mort dans un martyre volontaire. Il déclara qu’il s’était jeté sur le major sans le moindre grief, simplement pour souffrir. Qui sait quelle opération psychologique s’était accomplie dans son âme? Aucun homme ne vit sans un but quelconque et sans un effort pour atteindre ce but. Une fois que le but et l’espérance ont disparu, l’angoisse fait souvent de l’homme un monstre… Notre but à tous était la liberté et la sortie de la maison de force.

J’essaye de faire rentrer nos forçats dans différentes catégories: est-ce possible? La réalité est si infiniment diverse qu’elle échappe aux déductions les plus ingénieuses de la pensée abstraite; elle ne souffre pas de classifications nettes et précises.

La réalité tend toujours au morcellement, à la variété infinie. Chacun de nous avait sa vie propre, intérieure et personnelle, en dehors de la vie officielle, réglementaire.

Mais comme je l’ai déjà dit, je ne sus pas pénétrer la profondeur de cette vie intérieure au commencement de ma réclusion, car toutes les manifestations extérieures me blessaient et me remplissaient d’une tristesse indicible. Il m’arrivait quelquefois de haïr ses martyrs qui souffraient autant que moi. Je les enviais, parce qu’ils étaient au milieu des leurs, parce qu’ils se comprenaient mutuellement; en réalité cette camaraderie sans le fouet et le bâton, cette communauté forcée leur inspirait autant d’aversion qu’à moi-même, et chacun s’efforçait de vivre à l’écart. Cette envie, qui me hantait dans les instants d’irritation, avait ses motifs légitimes, car ceux qui assurent qu’un gentilhomme, un homme cultivé ne souffre pas plus aux travaux forcés qu’un simple paysan, ont parfaitement tort. J’ai lu et entendu soutenir cette allégation. En principe, l’idée paraît juste et généreuse: tous les forçats sont des hommes; mais elle est par trop abstraite: il ne faut pas perdre de vue une quantité de complications pratiques que l’on ne saurait comprendre si on ne les éprouve pas dans la vie réelle. Je ne veux pas dire par là que le gentilhomme, l’homme cultivé ressentent plus délicatement, plus vivement parce qu’ils sont plus développés. Faire passer l’âme de tout le monde sous un niveau commun est impossible; l’instruction elle-même ne saurait fournir le patron sur lequel on pourrait tailler les punitions.

Tout le premier je suis prêt à certifier que parmi ces martyrs, dans le milieu le moins instruit, le plus abject, j’ai trouvé des traces d’un développement moral. Ainsi, dans notre maison de force, il y avait des hommes que je connaissais depuis plusieurs années, que je croyais être des bêtes sauvages et que je méprisais comme tels; tout à coup, au moment le plus inattendu, leur âme s’épanchait involontairement à l’extérieur avec une telle richesse de sentiment et de cordialité, avec une compréhension si vive des souffrances d’autrui et des leurs, qu’il semblait que les écailles vous tombassent des yeux; au premier instant, la stupéfaction était telle qu’on hésitait à croire ce qu’on avait vu et entendu. Le contraire arrivait aussi: l’homme cultivé se signalait quelquefois par une barbarie, par un cynisme à donner des nausées; avec la meilleure volonté du monde, on ne trouvait ni excuse ni justification en sa faveur.

Je ne dirai rien du changement d’habitudes, de genre de vie, de nourriture, etc., qui est plus pénible pour un homme de la haute société que pour un paysan, lequel souvent a crevé de faim quand il était libre, tandis qu’il est toujours rassasié à la maison de force. Je ne discuterai pas cela. Admettons que pour un homme qui possède quelque force de caractère, c’est une bagatelle en comparaison d’autres privations: et pourtant, changer ses habitudes matérielles n’est pas chose facile ni de peu d’importance. Mais la condition de forçat a des horreurs devant lesquelles tout pâlit, même la fange qui vous entoure, même l’exiguïté et la saleté de la nourriture, les étaux qui vous étouffent et vous broient. Le point capital, c’est qu’au bout de deux heures, tout nouvel arrivé à la maison de force est au même rang que les autres; il est chez lui, il jouit d’autant de droit dans la communauté des forçats que tous les autres camarades; on le comprend et il les comprend, et tous le tiennent pour un des leurs, ce qui n’a pas lieu avec le gentilhomme. Si juste, si bon, si intelligent que soit ce dernier, tous le haïront et le mépriseront pendant des années entières, ils ne le comprendront pas et surtout – ne le croiront pas. – Il ne sera ni leur ami ni leur camarade, et s’il obtient enfin qu’on ne l’offense pas, il n’en demeurera pas moins un étranger, il s’avouera douloureusement, perpétuellement, sa solitude et son éloignement de tous. Ce vide autour de lui se fait souvent sans mauvaise intention de la part des détenus, inconsciemment. Il n’est pas de leur bande – et voilà tout. – Rien de plus horrible que de ne pas vivre dans son milieu. Le paysan que l’on déporte de Taganrog au port de Pétropavlovsk retrouvera là-bas des paysans russes comme lui, avec lesquels il s’entendra et s’accordera; en moins de deux heures ils se lieront et vivront paisiblement dans la même izba ou dans la même baraque. Rien de pareil pour les nobles; un abîme sans fond les sépare du petit peuple; cela ne se remarque bien que quand un noble perd ses droits primitifs et devient lui-même peuple. Et quand même vous seriez toute votre vie en relations journalières avec le paysan, quand même pendant quarante ans vous auriez affaire à lui chaque jour, par votre service, par exemple, dans des fonctions administratives, alors que vous seriez un bienfaiteur et un père pour ce peuple – vous ne le connaîtrez jamais à fond. – Tout ce que vous croirez savoir ne sera qu’illusion d’optique, et rien de plus. Ceux qui me liront diront certainement que j’exagère, mais je suis convaincu que ma remarque est exacte. J’en suis convaincu non pas théoriquement, pour avoir lu cette opinion quelque part, mais parce que la vie réelle m’a laissé tout le temps désirable pour contrôler mes convictions. Peut-être tout le monde apprendra-t-il jusqu’à quel point ce que je dis est fondé.

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