Vers six heures Pétrof vint me chercher, et nous nous rendîmes ensemble dans la salle de spectacle. Presque tous les détenus de notre caserne y étaient, à l’exception du vieux-croyant de Tchernigof et des Polonais. Ceux-ci ne se décidèrent à assister au spectacle que le jour de la dernière représentation, le 4 janvier, et encore quand on les eut convaincus que tout était convenable, gai et tranquille. Le dédain des Polonais irritait nos forçats, aussi furent-ils reçus très-poliment le 4 janvier; on les fit asseoir aux meilleures places. Quant aux Tcherkesses et à Isaï Fomitch, la comédie était pour eux une véritable réjouissance. Isaï Fomitch donna chaque fois trois kopeks: le dernier jour, il posa dix kopeks sur l’assiette; la félicité se peignait sur son visage. Les acteurs avaient décidé que chaque spectateur donnerait ce qu’il voudrait. La recette devait servir à couvrir les dépenses et «donner du montant» aux acteurs. Pétrof m’assura qu’on me laisserait occuper une des premières places, si plein que fût le théâtre, d’abord parce qu’étant plus riche que les autres, il y avait des chances pour que je donnasse plus, et puis, parce que je m’y connaissais mieux, que personne. Sa prévision se réalisa. Je décrirai préalablement la salle et la construction du théâtre.
La caserne de la section militaire qui devait servir de salle de spectacle avait quinze pas de long. De la cour, on entrait par un perron dans une antichambre, et de là, dans la caserne elle-même. Cette longue caserne était de construction particulière, comme je l’ai dit plus haut: les lits de camp, rangés contre la muraille, laissaient un espace vide au milieu de la chambre. La première moitié de la caserne était destinée aux spectateurs, tandis que la seconde, qui communiquait avec un autre bâtiment, formait la scène. Ce qui m’étonna dès mon entrée, ce fut le rideau, qui coupait la caserne en deux sur une longueur de dix pas. C’était une merveille dont on pouvait s’étonner à juste titre; il était peint avec des couleurs à l’huile, et représentait des arbres, des tonnelles, des étangs, des étoiles. Il se composait de toiles neuves et vieilles données par les forçats: chemises, bandelettes qui tiennent lieu de bas à nos paysans, tout cela cousu tant bien que mal et formant un immense drap; où la toile avait manqué, on l’avait remplacée par du papier, mendié feuille à feuille dans les diverses chancelleries et secrétaireries. Nos peintres (au nombre desquels se trouvait notre Brulof [23]) l’avaient décoré tout entier, aussi l’effet était-il remarquable. Ce luxueux appareil réjouissait les forçats, même les plus mornes et les plus exigeants; du reste ceux-ci, une fois le spectacle commencé, se montrèrent tous de vrais enfants, ni plus ni moins que les impatients et les enthousiastes. Tous étaient contents, avec un sentiment de vanité. L’éclairage consistait en quelques chandelles coupées en petits bouts. On avait apporté de la cuisine deux bancs, placés devant le rideau, ainsi que trois on quatre chaises empruntées à la chambre des sous-officiers. Elles avaient été mises là pour le cas où les officiers supérieurs assisteraient au spectacle. Quant aux bancs, ils étaient destinés aux sous-officiers, aux secrétaires du génie, aux directeurs des travaux, à tous les chefs immédiats des forçats qui n’avaient pas le grade d’officiers, et qui viendraient peut-être jeter un coup d’œil sur le théâtre. En effet, les visiteurs ne manquèrent pas; suivant les jours, ils vinrent en plus ou moins grand nombre, mais pour la dernière représentation, il ne restait pas une seule place inoccupée sur les bancs. Derrière se pressaient les forçats, debout et tête nue, par respect pour les visiteurs, en veste ou en pelisse courte, malgré la chaleur suffocante de la salle. Comme on pouvait s’y attendre, le local était trop exigu pour tous les détenus; entassés les uns sur les autres, surtout dans les derniers rangs, ils avaient encore occupé les lits de camp, les coulisses; il y avait même des amateurs qui disparaissaient constamment derrière la scène, dans l’autre caserne, et qui regardaient le spectacle de la coulisse du fond. On nous fit passer en avant, Pétrof et moi, tout près des bancs, d’où l’on voyait beaucoup mieux que du fond de la salle. J’étais pour eux un bon juge, un connaisseur qui avait vu bien d’autres théâtres: les forçats avaient remarqué que Baklouchine s’était souvent concerté avec moi et qu’il avait témoigné de la déférence pour mes conseils, ils estimaient qu’on devait par conséquent me faire honneur et me donner une des meilleures places. Ces hommes sont vaniteux, légers, mais c’est à la surface. Ils se moquaient de moi au travail, car j’étais un piètre ouvrier. Almazof avait le droit de nous mépriser, nous autres gentilshommes, et de se vanter de son adresse à calciner l’albâtre; ces railleries et ces vexations avaient pour motif notre origine, car nous appartenions par notre naissance à la caste de ses anciens maîtres, dont il ne pouvait conserver un bon souvenir. Mais ici, au théâtre, ces mêmes hommes me faisaient place, car ils s’avouaient que j’étais plus entendu en cette matière qu’eux-mêmes. Ceux mêmes qui n’étaient pas bien disposés à mon égard désiraient m’entendre louer leur théâtre et me cédaient le pas sans la moindre servilité. J’en juge maintenant par mon impression d’alors. Je compris que dans cette décision équitable, il n’y avait aucun abaissement de leur part, mais bien plutôt le sentiment de leur propre dignité. Le trait le plus caractéristique de notre peuple, c’est sa conscience et sa soif de justice. Pas de fausse vanité, de sot orgueil à briguer le premier rang sans y avoir des titres, – le peuple ne connaît pas ce défaut. Enlevez-lui son écorce grossière; Vous apercevrez, en l’étudiant sans préjugés, attentivement et de près, des qualités dont vous ne vous seriez jamais douté. Nos sages n’ont que peu de chose à apprendre à notre peuple; je dirai même plus, ce sont eux au contraire qui doivent apprendre à son école.
Pétrof m’avait dit naïvement, quand il m’emmena au spectacle, qu’on me ferait passer devant parce que je donnerais plus d’argent. Les places n’avaient pas de prix fixe; chacun donnait ce qu’il voulait et ce qu’il pouvait. Presque tous déposèrent une pièce de monnaie sur l’assiette quand on fit la quête. Même si l’on m’eût laissé passer devant dans l’espérance que je donnerais plus qu’un autre, n’y avait-il pas là encore un sentiment profond de dignité personnelle? «Tu es plus riche que moi, va-t’en au premier rang; nous sommes tous égaux, ici, c’est vrai, mais tu payes plus, par conséquent un spectateur comme toi fait plaisir aux acteurs; – occupe la première place, car nous ne sommes pas ici pour notre argent, nous devons nous classer nous-mêmes!» Quelle noble fierté dans cette façon d’agir! Ce n’est plus le culte de l’argent qui est tout, mais en dernière analyse le respect de soi-même. On n’estimait pas trop la richesse chez nous. Je ne me souviens pas que l’un de nous se soit jamais humilié pour avoir de l’argent, même si je passe en revue toute la maison de force. On me quémandait, mais par polissonnerie, par friponnerie, plutôt que dans l’espoir du bénéfice lui-même; c’était un trait de bonne humeur, de simplicité naïve. Je ne sais pas si je m’exprime clairement. J’ai oublié mon théâtre, j’y reviens.
Avant le lever du rideau, la salle présentait un spectacle étrange et animé. D’abord la cohue pressée, foulée, écrasée de tous côtés, mais impatiente, attendant, le visage resplendissant, le commencement de la représentation. Aux derniers rangs grouillait une masse confuse de forçats: beaucoup d’entre eux avaient apporté de la cuisine des bûches qu’ils dressaient contre la muraille et sur lesquelles ils grimpaient; ils passaient deux heures entières dans cette position fatigante, s’accotant des deux mains sur les épaules de leurs camarades, parfaitement contents d’eux-mêmes et de leur place. D’autres arc-boutaient leurs pieds contre le poêle, sur la dernière marche, et restaient tout le temps de la représentation, soutenus par ceux qui se trouvaient devant eux, au fond, près de la muraille. De côté, massée sur des lits de camp, se trouvait aussi une foule compacte, car c’étaient là les meilleures places. Cinq forçats, les mieux partagés, s’étaient hissés et couchés sur le poêle, d’où ils regardaient en bas: ceux-là nageaient dans la béatitude. De l’autre côté, fourmillaient les retardataires qui n’avaient pas trouvé de bonnes places. Tout le monde se conduisait décemment et sans bruit. Chacun voulait se montrer avantageusement aux seigneurs qui nous visitaient. L’attente la plus naïve se peignait sur ces visages rouges et humides de sueur, par suite de la chaleur étouffante. Quel étrange reflet de joie enfantine, de plaisir gracieux et sans mélange, sur ces figures couturées, sur ces fronts et ces joues marqués, sombres et mornes auparavant, et qui brillaient parfois d’un feu terrible! Ils étaient tous sans bonnets; comme j’étais à droite, il me semblait que leurs têtes étaient entièrement rasées. Tout à coup, sur la scène, on entend du bruit, un vacarme… Le rideau va se lever. L’orchestre joue… Cet orchestre mérite une mention. Sept musiciens s’étaient placés le long des lits de camp: il y avait là deux violons (l’un d’eux était la propriété d’un détenu; l’autre avait été emprunté hors de la forteresse; les artistes étaient des nôtres), trois balalaïki – faites par les forçats eux-mêmes, deux guitares et un tambour de basque qui remplaçait la contre-basse. Les violons ne faisaient que gémir et grincer, les guitares ne valaient rien; en revanche les balalaïki étaient remarquables. L’agilité des doigts des artistes aurait fait honneur au plus habile prestidigitateur. Ils ne jouaient guère que des airs de danses: aux passages les plus entraînants, ils frappaient brusquement du doigt sur la planchette de leurs instruments: le ton, le goût, l’exécution, le rendu du motif, tout était original, personnel. Un des guitaristes possédait à fond son instrument. C’était le gentilhomme qui avait tué son père. Quant au tambour de basque, il exécutait littéralement des merveilles; ainsi il faisait tourner le disque sur un doigt ou traînait son pouce sur la peau d’âne, on entendait alors des coups répétés, clairs, monotones, qui soudain se brisaient et rejaillissaient en une multitude innombrable de petites notes sourdes, chuchotantes et rebondissantes. Deux harmonicas se joignirent enfin à cet orchestre. Vraiment, je n’avais jusqu’alors aucune idée du parti qu’on peut tirer de ces instruments populaires, si grossiers: je fus étonné; l’harmonie, le jeu, mais surtout l’expression, la conception même du motif étaient supérieurement rendus. Je compris parfaitement alors, – et pour la première fois, -la hardiesse souveraine et le fol abandon de soi-même qui se trahissent dans nos airs de danses populaires et dans nos chansons de cabaret. – Le rideau se leva enfin. Chacun fit un mouvement, ceux qui se trouvaient dans le fond se dressèrent sur la pointe des pieds; quelqu’un tomba de sa bûche; tous ouvrirent la bouche et écarquillèrent les yeux: un silence parfait régnait dans toute la salle… La représentation commença.