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– Donne-moi du fil, Vacia; celui de la maison est pourri.

– En voilà qui vient du bazar, répondit Vacia en donnant le fil demandé.

– Celui de l’atelier est meilleur. On a envoyé le Névalide en chercher il n’y a pas longtemps, mais je ne sais pas chez quelle poison de femme il l’a acheté, il ne vaut rien! fit Louka en enfilant son aiguille à la lumière.

– Chez sa commère, parbleu!

– Bien sûr chez sa commère.

– Eh bien, ce major?… fit Kobyline, qu’on avait tout à fait oublié.

Louka n’attendait que cela, cependant il ne voulut pas continuer immédiatement son récit, comme si Kobyline ne valait pas une pareille marque d’attention. Il enfila tranquillement son aiguille, ramena paresseusement ses jambes sous son torse, et dit enfin:

– J’émoustillai si bien mes Toupets, qu’ils réclamèrent le major. Le matin même, j’avais emprunté le coquin (couteau) de mon voisin, et je l’avais caché à tout événement. Le major était furieux comme un enragé. Il arrive. Dites donc, Petits-Russiens, ce n’est pas le moment d’avoir peur. Mais allez donc! tout leur courage s’était caché au fin fond de la plante de leurs pieds: ils tremblaient. Le major accourt, tout à fait ivre.

– Qu’y a-t-il? Comment ose-ton…? Je suis votre tsar, je suis votre Dieu.

Quand il eut dit qu’il était le tsar et le Dieu, je m’approchai de lui, mon couteau dans ma manche.

– Non, que je lui dis, Votre Haute Noblesse, – et je m’approche toujours plus, – cela ne peut pas être, Votre Haute Noblesse, que vous soyez notre tsar et notre Dieu.

– Ainsi c’est toi! c’est toi! crie le major, – c’est toi qui es le meneur.

– Non, que je lui dis (et je m’approche toujours), non, Votre Haute Noblesse, comme chacun sait, et comme vous-même le savez, notre Dieu tout-puissant et partout présent est seul dans le ciel. Et nous n’avons qu’un seul tsar, mis au-dessus de nous tous, par Dieu lui-même. Il est monarque, Votre Haute Noblesse. Et vous, Votre Haute Noblesse, vous n’êtes encore que major, vous n’êtes notre chef que par la grâce du Tsar et par vos mérites.

– Comment? commment?? commmment??? Il ne pouvait même plus parler, il bégayait, tant il était étonné.

– Voilà comment, que je lui dis: je me jette sur lui et je lui enfonce mon couteau dans le ventre, tout entier! C’avait été fait lestement. Il trébucha et tomba en gigotant. J’avais jeté mon couteau.

– Allons, vous autres, Toupets, ramassez-le maintenant!

Je ferai ici une digression hors de mon récit. Les expressions «je suis tsar, je suis Dieu» et autres semblables étaient malheureusement trop souvent employées, dans le bon vieux temps, par beaucoup de commandants. Je dois avouer que leur nombre a singulièrement diminué, et que les derniers ont peut-être déjà disparu. Remarquons que ceux qui paradaient ainsi et affectionnaient de semblables expressions, étaient surtout des officiers sortant du rang. Le grade d’officier mettait sens dessus dessous leur cervelle. Après avoir longtemps peiné sous le sac, ils se voyaient tout à coup officiers, commandants et nobles par-dessus le marché; grâce au manque d’habitude et à la première ivresse de leur avancement, ils se faisaient une idée exagérée de leur puissance et de leur importance, relativement à leurs subordonnés. Devant leurs supérieurs, ces gens-là sont d’une servilité révoltante. Les plus rampants s’empressent même d’annoncer à leurs chefs qu’ils ont été des subalternes et qu’ils «se souviennent de leur place». Mais envers leurs subordonnés, ce sont des despotes sans mesure. Rien n’irrite plus les détenus, il faut le dire, que de pareils abus. Cette arrogante opinion de sa propre grandeur, cette idée exagérée de l’impunité, engendrent la haine dans le cœur de l’homme le plus soumis et pousse à bout le plus patient. Par bonheur, tout cela date d’un passé presque oublié; et, même alors, l’autorité supérieure reprenait sévèrement les coupables. J’en sais plus d’un exemple.

Ce qui exaspère surtout les subordonnés, c’est le dédain, la répugnance qu’on manifeste dans les rapports avec eux. Ceux qui croient qu’ils n’ont qu’à bien nourrir et entretenir le détenu, et qu’à agir en tout selon la loi, se trompent également. L’homme, si abaissé qu’il soit, exige instinctivement du respect pour sa dignité d’homme. Chaque détenu sait parfaitement qu’il est prisonnier, qu’il est un réprouvé, et connaît la distance qui le sépare de ses supérieurs, mais ni stigmate ni chaînes ne lui feront oublier qu’il est un homme. Il faut donc le traiter humainement. Mon Dieu! un traitement humain peut relever celui-là même en qui l’image divine est depuis longtemps obscurcie. C’est avec les «malheureux» surtout, qu’il faut agir humainement: là est leur salut et leur joie. J’ai rencontré des commandants au caractère noble et bon, et j’ai pu voir quelle influence bienfaisante ils avaient sur ces humiliés. Quelques mots affables dits par eux ressuscitaient moralement les détenus. Ils en étaient joyeux comme des enfants, et aimaient sincèrement leur chef. Une remarque encore: il ne leur plaît pas que leurs chefs soient familiers et par trop bonhommes dans les rapports avec eux. Ils veulent les respecter, et cela même les en empêche. Les détenus sont fiers, par exemple, que leur chef ait beaucoup de décorations, qu’il ait bonne façon, qu’il soit bien noté auprès d’un supérieur puissant, qu’il soit sévère, grave et juste, et qu’il possède le sentiment de sa dignité. Les forçats le préfèrent alors à tous les autres: celui-là sait ce qu’il vaut, et n’offense pas les gens: tout va pour le mieux.

– Il t’en a cuit, je suppose? demanda tranquillement Kobyline.

– Hein! Pour cuire, camarades, je l’ai été, cuit, il n’y a pas à dire. Aléi! donne-moi les ciseaux! Eh bien! dites donc, ne jouera-t-on pas aux cartes ce soir?

– Il y a longtemps que le jeu a été bu, remarqua Vacia; si on ne l’avait pas vendu pour boire, il serait ici.

– Si!… Les si, on les paye cent roubles à Moscou, remarqua Louka.

– Eh bien, Louka, que t’a-t-on donné pour ton coup? fit de nouveau Kobyline,

– On me l’a payé cent cinq coups de fouet, cher ami. Vrai (camarades, c’est tout juste s’ils ne m’ont pas tué, reprit Louka en dédaignant une fois encore son voisin Kobyline. – Quand on m’a administré ces cent cinq coups, on m’a mené en grand uniforme. Je n’avais jamais encore reçu le fouet. Partout une masse de peuple. Toute la ville était accourue pour voir punir le brigand, le meurtrier. Combien ce peuple-la est bête, je ne puis pas vous le dire, Timochka (le bourreau) me déshabille, me couche par terre et crie: «-Tiens-toi bien, je vais te griller!» J’attends. Au premier coup qu’il me cingle j’aurais voulu crier, mais je ne le pouvais pas; j’eus beau ouvrir la bouche, ma voix s’était étranglée. Quand il m’allongea le second coup, – vous ne le croirez pas si vous voulez, – mais je n’entendis pas comme ils comptèrent deux. Je reviens à moi et je les entends compter: dix-sept. On m’enleva quatre fois de dessus le chevalet, pour me laisser souffler une demi-heure et m’inonder d’eau froide. Je les regardais tous, les yeux me sortaient de la tête, je me disais: Je crèverai ici!

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