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Bien que je n’eusse pas beaucoup d’argent quand j’entrai au bagne, je ne pouvais cependant m’irriter sérieusement contre ceux des forçats qui, dès mon arrivée, venaient très-tranquillement, après m’avoir trompé une première fois, m’emprunter une seconde, une troisième et même plus souvent. Mais je l’avoue franchement, ce qui me fâchait fort, c’est que tous ces gens-là, avec leurs ruses naïves, devaient me prendre pour un niais et se moquer de moi, justement parce que je leur prêtais de l’argent pour la cinquième fois. Il devait leur sembler que j’étais dupe de leurs ruses et de leurs tromperies; si au contraire je leur avais refusé et que je les eusse renvoyés, je suis certain qu’ils auraient eu beaucoup plus de respect pour moi; mais, bien qu’il m’arrivât de me fâcher très-fort, je ne savais pas leur refuser.

J’étais quelque peu soucieux pendant les premiers jours de savoir sur quel pied je me mettrais dans la maison de force et quelle règle de conduite je tiendrais avec mes camarades. Je sentais et je comprenais parfaitement que ce milieu était tout à fait nouveau pour moi, que j’y marchais dans les ténèbres, et qu’il serait impossible de vivre dix ans dans les ténèbres. Je décidai d’agir franchement, selon que ma conscience et mes sentiments me l’ordonneraient. Mais je savais aussi que ce n’était qu’un aphorisme bon en théorie, et que la réalité serait faite d’imprévu.

Aussi, malgré tous les soucis de détail que me causait mon établissement dans notre caserne, soucis dont j’ai déjà parlé, et dans lesquels m’engageait surtout Akim Akimytch, une angoisse terrible m’empoisonnait, me tourmentait de plus en plus, «La maison morte!» me disais-je quand la nuit tombait, en regardant quelquefois du perron de notre caserne les détenus revenus de la corvée, qui se promenaient dans la cour, de la cuisine à la caserne et vice versa. Examinant alors leurs mouvements, leurs physionomies, j’essayais de deviner quels hommes c’étaient et quel pouvait être leur caractère. Ils rôdaient devant moi le front plissé ou très-gais, – ces deux aspects se rencontrent et peuvent même caractériser le bagne, – s’injuriaient ou causaient tout simplement, ou bien encore vaguaient solitaires, plongés en apparence dans leurs réflexions; les uns avec un air épuisé et apathique; d’autres avec le sentiment d’une supériorité outrecuidante (eh quoi, même ici!), le bonnet sur l’oreille, la touloupe jetée sur l’épaule, promenant leur regard hardi et rusé, leur persiflage impudemment railleur.- «Voilà mon milieu, mon monde actuel, pensais-je, le monde avec lequel je ne veux pas, mais avec lequel je dois vivre…»

Je tentai de questionner Akim Akimytch, avec lequel j’aimais prendre le thé afin de n’être pas seul, et de l’interroger au sujet des différents forçats. Entre parenthèses, je dirai que le thé, au commencement de ma réclusion, fit presque ma seule nourriture. Akim Akimytch ne me refusait jamais de le prendre en ma compagnie et allumait lui-même notre piteux samovar de fer-blanc, fait à la maison de force et que M… m’avait loué.

Akim Akimytch buvait d’ordinaire un verre de thé (il avait des verres) posément, en silence, me remerciait quand il avait fini et se mettait aussitôt à la confection de ma couverture. Mais il ne put me dire ce que je désirais savoir et ne comprit même pas l’intérêt que j’avais à connaître le caractère des gens qui nous entouraient; il m’écouta avec un sourire rusé que j’ai encore devant les yeux. Non! pensais-je, je dois moi-même tout éprouver et non interroger les autres.

Le quatrième jour, les forçats s’alignèrent de grand matin sur deux rangs, dans la cour devant le corps de garde, près des portes de la prison. Devant et derrière eux, des soldats, le fusil chargé et la baïonnette au canon.

Le soldat a le droit de tirer sur le forçat, si celui-ci essaye de s’enfuir, mais en revanche, il répond de son coup de fusil, s’il ne l’a pas fait en cas de nécessité absolue; il en est de même pour les révoltes de prisonniers; mais qui penserait à s’enfuir ostensiblement?

Un officier du génie arriva accompagné du conducteur ainsi que des sous-officiers de bataillons, d’ingénieurs et de soldats préposés aux travaux. On fit l’appel; les forçats qui se rendaient aux ateliers de tailleurs partirent les premiers; ceux-là travaillaient dans la maison de force qu’ils habillaient tout entière. Puis les autres déportés se rendirent dans les ateliers, jusqu’à ce qu’enfin arriva le tour des détenus désignés pour la corvée. J’étais de ce nombre, – nous étions vingt. – Derrière la forteresse, sur la rivière gelée, se trouvaient deux barques appartenant à l’État, qui ne valaient pas le diable et qu’il fallait démonter, afin de ne pas laisser perdre le bois sans profit. À vrai dire, il ne valait pas grand’chose, car dans la ville le bois de chauffage était à un prix insignifiant. Tout le pays est couvert de forêts.

On nous donnait ce travail afin de ne pas nous laisser les bras croisés. On le savait parfaitement, aussi se mettait-on toujours à l’ouvrage avec mollesse et apathie; c’était tout juste le contraire quand le travail avait son prix, sa raison d’être, et quand on pouvait demander une tâche déterminée. Les travailleurs s’animaient alors, et bien qu’ils ne dussent tirer aucun profit de leur besogne, j’ai vu des détenus s’exténuer afin d’avoir plus vite fini; leur amour-propre entrait en jeu.

Quand un travail – comme celui dont je parlais – s’accomplissait plutôt pour la forme que par nécessité, on ne pouvait pas demander de tâche; il fallait continuer jusqu’au roulement du tambour, qui annonçait le retour à la maison de force à onze heures du matin.

La journée était tiède et brumeuse, il s’en fallait de peu que la neige ne fondit. Notre bande tout entière se dirigea vers la berge, derrière la forteresse, en agitant légèrement ses chaînes; cachées sous les vêtements, elles rendaient un son clair et sec à chaque pas. Deux ou trois forçats allèrent chercher les outils au dépôt.

Je marchais avec tout le monde; je m’étais même quelque peu animé, car je désirais voir et savoir ce que c’était que cette corvée. En quoi consistaient les travaux forcés? Comment travaillerai-je pour la première fois de ma vie?

Je me souviens des moindres détails. Nous rencontrâmes en route un bourgeois à longue barbe, qui s’arrêta et glissa sa main dans sa poche. Un détenu se détacha aussitôt de notre bande, ôta son bonnet, et reçut l’aumône, – cinq kopeks, – puis revint promptement auprès de nous. Le bourgeois se signa et continua sa route. Ces cinq kopeks furent dépensés le matin même à acheter des miches de pain blanc, que l’on partagea également entre tous.

Dans mon escouade, les uns étaient sombres et taciturnes, d’autres indifférents et indolents; il y en avait qui causaient paresseusement. Un de ces hommes était extrêmement gai et content, – Dieu sait pourquoi! – il chanta et dansa le long de la route, en faisant résonner ses fers à chaque bond: ce forçat trapu et corpulent était le même qui s’était querellé le jour de mon arrivée à propos de l’eau des ablutions, pendant le lavage général, avec un de ses camarades qui avait osé soutenir qu’il était un oiseau kaghane. On l’appelait Skouratoff. Il finit par entonner une chanson joyeuse dont le refrain m’est resté dans la mémoire:

«On m’a marié sans mon consentement,

Quand j’étais au moulin.»

Il ne manquait qu’une balalaïka [12].

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[12] Instrument de musique

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