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– Si tu ne plaisantes pas, eh bien, salut! fit ce dernier sans lever les yeux, tout en s’efforçant de mâcher son pain avec ses gencives édentées.

– Et moi qui pensais que tu étais mort, Antonytch; vrai!…

– Meurs le premier, je te suivrai…

Je m’assis auprès d’eux. À ma droite, deux forçats d’importance avaient lié conversation, et tâchaient de conserver leur dignité en parlant.

– Ce n’est pas moi qu’on volera, disait l’un, je crains plutôt de voler moi-même…

– Il ne ferait pas bon me voler, diable! il en cuirait.

– Et que ferais-tu donc? Tu n’es qu’un forçat… Nous n’avons pas d’autre nom… Tu verras qu’elle te volera, la coquine, sans même te dire merci. J’en ai été pour mon argent. Figure-toi qu’elle est venue il y a quelques jours. Où nous fourrer? Bon! je demande la permission d’aller chez Théodore le bourreau; il avait encore sa maison du faubourg, celle qu’il avait achetée de Salomon le galeux, tu sais, ce Juif qui s’est étranglé, il n’y a pas longtemps…

– Oui, je le connais, celui qui était cabaretier ici, il y a trois ans et qu’on appelait Grichka – le cabaret borgne, je sais…

– Eh bien! non, tu ne sais pas… d’abord c’est un autre cabaret…

– Comment, un autre! Tu ne sais pas ce que tu dis. Je t’amènerai autant de témoins que tu voudras.

– Ouais! c’est bien toi qui les amèneras! Qui es-tu, toi? sais-tu à qui tu parles?

– Parbleu!

– Je t’ai assez souvent rossé, bien que je ne m’en vante pas. Ne fais donc pas tant le fier!

– Tu m’as rossé? Qui me rossera n’est pas encore né, et qui m’a rossé est maintenant à six pieds sous terre.

– Pestiféré de Bender!

– Que la lèpre sibérienne te ronge d’ulcères!

– Qu’un Turc fende ta chienne de tête!

Les injures pleuvaient.

– Allons! les voilà en train de brailler. Quand on n’a pas su se conduire, on reste tranquille… ils sont trop contents d’être venus manger le pain du gouvernement, ces gaillards-là!

On les sépara aussitôt. Qu’on «se batte de la langue» tant qu’on veut, cela est permis, car c’est une distraction pour tout le monde, mais pas de rixes! ce n’est que dans les cas extraordinaires que les ennemis se battent. Si une rixe survient, on la dénonce au major, qui ordonne des enquêtes, s’en mêle lui-même, – et alors tout va de travers pour les détenus; aussi mettent-ils tout de suite le holà à une querelle sérieuse. Et puis, les ennemis s’injurient plutôt par distraction, par exercice de rhétorique. Ils se montent, la querelle prend un caractère furieux, féroce: on s’attend à les voir s’égorger, il n’en est rien; une fois que leur colère a atteint un certain diapason, ils se séparent aussitôt. Cela m’étonnait fort, et si je raconte quelques-unes des conversations des forçats, c’est avec intention. Me serais-je figuré que l’on pût s’injurier par plaisir, y trouver une jouissance quelconque? Il ne faut pas oublier la vanité caressée: un dialecticien qui sait injurier en artiste est respecté. Pour peu on l’applaudirait comme un acteur.

Déjà, la veille au soir, j’avais remarqué quelques regards de travers à mon adresse. Par contre, plusieurs forçats rôdaient autour de moi, soupçonnant que j’avais apporté de l’argent; ils cherchèrent à entrer dans mes bonnes grâces, en m’enseignant à porter mes fers sans en être gêné; ils me fournirent aussi, – à prix d’argent, bien entendu, – un coffret avec une serrure pour y serrer les objets qui m’avaient été remis par l’administration et le peu de linge qu’on m’avait permis d’apporter avec moi dans la maison de force. Pas plus tard que le lendemain, ces mêmes détenus me volèrent mon coffre et burent l’argent qu’ils en avaient retiré. L’un d’eux me devint fort dévoué par la suite, bien qu’il me volât toutes les fois que l’occasion s’en présentait. Il n’était pas le moins du monde confus de ses vols, car il commettait ces délits presque inconsciemment, comme par devoir; aussi ne pouvais-je lui garder rancune.

Ces forçats m’apprirent que l’on pouvait avoir du thé et que je ferais bien de me procurer une théière; ils m’en trouvèrent une que je louai pour un certain temps; ils me recommandèrent aussi un cuisinier qui, pour trente kopeks par mois, m’accommoderait les mets que je désirerais, si seulement j’avais l’intention d’acheter des provisions et de me nourrir à part… Comme de juste, ils m’empruntèrent de l’argent; le jour de mon arrivée, ils vinrent m’en demander jusqu’à trois fois.

Les ci-devant nobles [10] incarcérés dans la maison de force étaient mal vus de leurs codétenus. Quoiqu’ils fussent déchus de tous leurs droits, à l’égal des autres forçats, – ceux-ci ne les reconnaissaient pas pour des camarades. Il n’y avait dans cet éloignement instinctif aucune part de raisonnement. Nous étions toujours pour eux des gentilshommes, bien qu’ils se moquassent souvent de notre abaissement.

– Eh, eh! c’est fini! La voiture de Mossieu écrasait autrefois du monde à Moscou, maintenant Mossieu corde du chanvre.

Ils jouissaient de nos souffrances que nous dissimulions le plus possible. Ce fut surtout quand nous travaillâmes en commun que nous eûmes beaucoup à endurer, car nos forces n’égalaient pas les leurs, et nous ne pouvions vraiment les aider. Rien n’est plus difficile que de gagner la confiance du peuple, à plus forte raison celle de gens pareils, et de mériter leur affection.

Il n’y avait que quelques ci-devant nobles dans toute la maison de force. D’abord cinq Polonais, – dont je parlerai plus loin en détail, – que les forçats détestaient, plus peut-être que les gentilshommes russes. Les Polonais (je ne parle que des condamnés politiques) étaient toujours avec eux sur un pied de politesse contrainte et offensante, ne leur adressaient presque jamais la parole et ne cachaient nullement le dégoût qu’ils ressentaient en pareille compagnie; les forçats le comprenaient parfaitement et les payaient de la même monnaie.

Il me fallut près de deux ans pour gagner la bienveillance de certains de mes compagnons, mais la majeure partie d’entre eux m’aimait et déclarait que j’étais un brave homme.

Nous étions en tout, – en me comptant, – cinq nobles russes dans la maison de force. J’avais entendu parler de l’un d’eux, même avant mon arrivée, comme d’une créature vile et basse, horriblement corrompue, faisant métier d’espion et de délateur; aussi, dès le premier jour, me refusai-je à entrer en relation avec cet homme. Le second était le parricide dont j’ai parlé dans ces mémoires. Quant au troisième, il se nommait Akim Akimytch: j’ai rarement rencontré un original pareil, le souvenir qu’il m’a laissé est encore vivant.

Grand, maigre, faible d’esprit et terriblement ignorant, il était raisonneur et minutieux comme un Allemand. Les forçats se moquaient de lui, mais ils le craignaient à cause de son caractère susceptible, exigeant et querelleur. Dès son arrivée, il s’était mis sur un pied d’égalité avec eux, il les injuriait et les battait. D’une honnêteté phénoménale, il lui suffisait de remarquer une injustice pour qu’il se mêlât d’une affaire qui ne le regardait pas. Il était en outre excessivement naïf; dans ses querelles avec les forçats, il leur reprochait d’être des voleurs et les exhortait sincèrement à ne plus dérober. Il avait servi en qualité de sous-lieutenant au Caucase. Je me liai avec lui dès le premier jour, et il me raconta aussitôt son affaire. Il avait commencé par être junker (volontaire avec le grade de sous-officier) dans un régiment de ligne. Après avoir attendu longtemps sa nomination de sous-lieutenant, il la reçut enfin et fut envoyé dans les montagnes commander un fortin. Un petit prince tributaire du voisinage mit le feu à cette forteresse et tenta une attaque nocturne qui n’eut aucun succès. Akim Akimytch usa de finesse à son égard et fit mine d’ignorer qu’il fût l’auteur de l’attaque: on l’attribua à des insurgés qui rôdaient dans la montagne. Au bout d’un mois, il invita amicalement le prince à venir lui faire visite. Celui-ci arriva à cheval, sans se douter de rien; Akim Akimytch rangea sa garnison en bataille et découvrit devant les soldats la félonie et la trahison de son visiteur; il lui reprocha sa conduite, lui prouva qu’incendier un fort était un crime honteux, lui expliqua minutieusement les devoirs d’un tributaire; puis, en guise de conclusion à cette harangue, il fit fusiller le prince; il informa aussitôt ses supérieurs de cette exécution avec tous les détails nécessaires. On instruisit le procès d’Akim Akimytch; il passa en conseil de guerre et fut condamné à mort; on commua sa peine, on l’envoya en Sibérie comme forçat de la deuxième catégorie, c’est-à-dire, condamné à douze ans de forteresse. Il reconnaissait volontiers qu’il avait agi illégalement, que le prince devait être jugé civilement, et non par une cour martiale. Néanmoins, il ne pouvait comprendre que son action fût un crime.

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[10] Les nobles condamnés aux travaux forcés perdent leurs privilèges. Ce n’est que par une grâce de l’empereur qu’ils peuvent être réintégrés dans leurs droits.

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