– Alors, vous croyez à son existence?
– Il existe sans exister. Dans la pierre il n’y a pas de souffrance, mais il y en a une dans la crainte de la pierre. Dieu est la souffrance que cause la crainte de la mort. Qui triomphera de la souffrance et de la crainte deviendra lui-même dieu. Alors commencera une nouvelle vie, un nouvel homme, une rénovation universelle…Alors on partagera l’histoire en deux périodes: depuis le gorille jusqu’à l’anéantissement de Dieu, et depuis l’anéantissement de Dieu jusqu’au…
– Jusqu’au gorille?
– Jusqu’au changement physique de l’homme et de la terre. L’homme sera dieu et changera physiquement. Une transformation s’opèrera dans le monde, dans les pensées, les sentiments, les actions. Croyez-vous qu’alors l’homme ne subira pas un changement physique?
– S’il devient indifférent de vivre ou de ne pas vivre, tout le monde se tuera, et voilà peut-être en quoi consistera le changement.
– Cela ne fait rien. On tuera le mensonge. Quiconque aspire à la principale liberté ne doit pas craindre de se tuer. Qui ose se tuer a découvert où gît l’erreur. Il n’y a pas de liberté qui dépasse cela; tout est là, et au-delà il n’y a rien. Qui ose se tuer est dieu. À présent chacun peut faire qu’il n’y ait plus ni Dieu, ni rien. Mais personne ne l’a encore fait.
– Il y a eu des millions de suicidés.
– Mais jamais ils ne se sont inspirés de ce motif; toujours ils se sont donné la mort avec crainte et non pour tuer la crainte. Celui qui se tuera pour tuer la crainte, celui-là deviendra dieu aussitôt.
– Il n’en aura peut-être pas le temps, remarquai-je.
– Cela ne fait rien, répondit M. Kiriloff avec une fierté tranquille et presque dédaigneuse. – Je regrette que vous ayez l’air de rire, ajouta-t-il une demi-minute après.
– Et moi, je m’étonne que vous, si irascible tantôt, vous soyez maintenant si calme, nonobstant la chaleur avec laquelle vous parlez.
– Tantôt? Tantôt c’était ridicule, reprit-il avec un sourire; – je n’aime pas à quereller et je ne me le permets jamais, ajouta-t-il d’un ton chagrin.
– Elles ne sont pas gaies, les nuits que vous passez à boire du thé.
Ce disant, je me levai et pris ma casquette.
– Vous croyez? fit l’ingénieur en souriant d’un air un peu étonné, pourquoi donc? Non, je… je ne sais comment font les autres, mais je sens que je ne puis leur ressembler. Chacun pense successivement à diverses choses; moi, j’ai toujours la même idée dans l’esprit, et il m’est impossible de penser à une autre. Dieu m’a tourmenté toute ma vie, acheva-t-il avec une subite et singulière expansion.
– Permettez-moi de vous demander pourquoi vous parlez si mal le russe. Se peut-il qu’un séjour de cinq ans à l’étranger vous ai fait oublier à ce point votre langue maternelle?
– Est-ce que je parle mal? Je n’en sais rien. Non, ce n’est pas parce que j’ai vécu à l’étranger. J’ai parlé ainsi toute ma vie… Cela m’est égal.
– Encore une question, celle-ci est plus délicate: je suis persuadé que vous disiez vrai quand vous déclariez avoir peu de goût pour la conversation. Dès lors, pourquoi vous êtes-vous mis à causer avec moi?
– Avec vous? Vous avez eu tantôt une attitude fort convenable, et vous… du reste, tout cela est indifférent… vous ressemblez beaucoup à mon frère, la ressemblance est frappante, dit-il en rougissant; il est mort il y a sept ans, il était beaucoup plus âgé que moi.
– Il a dû avoir une grande influence sur la tournure de vos idées.
– N-non, il parlait peu; il ne disait rien. Je remettrai votre lettre.
Il m’accompagna avec une lanterne jusqu’à la porte de la maison pour la fermer quand je serais parti. «Assurément il est fou», décidai-je à part moi. Au moment de sortir, je fis une nouvelle rencontre.
IX
Comme j’allais franchir le seuil, je me sentis empoigné tout à coup en pleine poitrine par une main vigoureuse; en même temps quelqu’un criait:
– Qui es-tu? Ami ou ennemi? Réponds!
– C’est un des nôtres, un des nôtres! fit la voix glapissante de Lipoutine, – c’est M. G…ff, un jeune homme qui a fait des études classiques et qui est en relation avec la plus haute société.
– J’aime qu’on soit en relation avec la société… classique… par conséquent très instruit… le capitaine en retraite Ignace Lébiadkine, à la disposition du monde et des amis… s’ils sont vrais, les coquins!
Le capitaine Lébiadkine, dont la taille mesurait deux archines dix verchoks [5], était un gros homme à la tête crépue et au visage rouge; en ce moment, il était tellement ivre qu’il avait peine à se tenir sur ses jambes et parlait avec beaucoup de difficulté. Du reste, j’avais déjà eu auparavant l’occasion de l’apercevoir de loin.
– Ah! encore celui-ci! vociféra-t-il de nouveau à la vue de Kiriloff qui était encore là avec sa lanterne; il leva le poing, mais s’en tint à ce geste.
– Je pardonne en considération du savoir! Ignace Lébiadkine est un homme cultivé…
L’obus d’un amour aussi brûlant que fol
Avait éclaté dans le cœur d’Ignace,
Et tristement séchait sur place
Le manchot de Sébastopol.
– À la vérité, je n’ai pas été à Sébastopol et je ne suis même pas manchot, mais quels vers! dit-il en avançant vers moi sa trogne enluminée.
– Il n’a pas le temps, il est pressé, il faut qu’il rentre chez lui, fit observer Lipoutine au capitaine, – demain il dira cela à Élisabeth Nikolaïevna.
– À Élisabeth!… reprit Lébiadkine, – attends, ne t’en va pas! Variante:
Passe au trot d’un cheval fringant
Une étoile que l’on admire;
Elle m’adresse un doux sourire,
L’a-ris-to-cra-tique enfant.
«À une étoile-amazone.»
– Mais, voyons, c’est un hymne! C’est un hymne, si tu n’es pas un âne! Ils ne comprennent rien! Attends! fit-il en se cramponnant à mon paletot malgré mes efforts pour me dégager, – dis-lui que je suis un chevalier d’honneur, mais que Dachka… Dachka, avec mes deux doigts je la… c’est une serve, et elle n’osera pas…
Grâce à une violente secousse qui le jeta par terre, je réussis à m’arracher de ses mains et je m’élançai dans la rue. Lipoutine s’accrocha à moi.
– Alexis Nilitch le relèvera. Savez-vous ce que le capitaine Lébiadkine vient de m’apprendre? me dit-il précipitamment, – vous avez entendu ses vers? Eh bien, cette même poésie dédiée à une «étoile-amazone», il l’a signée, mise sous enveloppe, et demain il l’enverra à Élisabeth Nikolaïevna. Quel homme!
– Je parierais qu’il a fait cela à votre instigation.