– Mon immortalité est nécessaire, parce que Dieu ne voudrait pas commettre une iniquité, éteindre à tout jamais la flamme de l’amour divin, une fois qu’elle s’est allumée dans mon cœur. Et qu’y a-t-il de plus précieux que l’amour? L’amour est supérieur à l’existence, l’amour est la couronne de la vie, et comment se pourrait-il que la vie ne lui fût pas soumise? Si j’ai aimé Dieu, si je me suis réjoui de mon amour, est-il possible qu’il nous éteigne, moi et ma joie, qu’il nous fasse rentrer l’un et l’autre dans le néant? Si Dieu existe, je suis immortel! Voilà ma profession de foi.
– Dieu existe, Stépan Trophimovitch, je vous assure qu’il existe, fit d’un ton suppliant Barbara Pétrovna, – rétractez-vous, renoncez à toutes vos sottises au moins une fois dans votre vie! (Évidemment elle n’avait pas du tout compris la «profession de foi» du malade.)
– Mon amie, reprit-il avec une animation croissante, quoique sa voix s’arrêtât souvent dans son gosier, – mon amie, quand j’ai compris… cette joue tendue… alors aussi j’ai compris plusieurs autres choses… J’ai menti toute ma vie, toute, toute ma vie! Je voudrais… du reste demain… Demain nous partirons tous.
Barbara Pétrovna fondit en larmes. Stépan Trophimovitch cherchait des yeux quelqu’un.
– La voilà, elle est ici, dit la générale qui, prenant Sophie Matvievna par la main, l’amena auprès du lit. Le malade eut un sourire attendri.
– Oh! je voudrais vivre encore! s’écria-t-il avec une énergie extraordinaire. – Chaque minute, chaque instant de la vie doit être un bonheur pour l’homme… oui, cela doit être! C’est le devoir de l’homme même d’organiser ainsi son existence; c’est sa loi – loi cachée, mais qui n’en existe pas moins… Oh! je voudrais voir Pétroucha… et tous les autres… et Chatoff!
Je note que ni Daria Pavlovna, ni Barbara Pétrovna, ni même Zaltzfisch, arrivé le dernier de la ville ne savaient encore rien au sujet de Chatoff.
L’agitation fébrile de Stépan Trophimovitch allait toujours en augmentant et achevait d’épuiser ses forces.
– La seule pensée qu’il existe un être infiniment plus juste, infiniment plus heureux que moi, me remplit tout entier d’un attendrissement immense, et, qui que je sois, quoi que j’aie fait, cette idée me rend glorieux! Son propre bonheur est pour l’homme un besoin bien moindre que celui de savoir, de croire à chaque instant qu’il y a quelque part un bonheur parfait et calme, pour tous et pour tout. Toute la loi de l’existence humaine consiste à toujours pouvoir s’incliner devant l’infiniment grand. Ôtez aux hommes la grandeur infinie, ils cesseront de vivre et mourront dans le désespoir. L’immense, l’infini est aussi nécessaire à l’homme que la petite planète sur laquelle il habite… Mes amis, tous, tous: vive la Grande Pensée! L’immense, l’éternelle Pensée! Tout homme, quel qu’il soit, a besoin de s’incliner devant elle. Quelque chose de grand est nécessaire même à l’homme le plus bête. Pétroucha… Oh! que je voudrais les voir tous encore une fois! Ils ne savent pas, ils ne savent pas qu’en eux aussi réside cette grande, cette éternelle Pensée!
Le docteur Zaltzfisch qui n’avait pas assisté à la cérémonie entra à l’improviste et fut épouvanté de trouver là tant de monde. Il mit aussitôt cette foule à la porte, insistant pour qu’on épargnât toute agitation au malade.
Stépan Trophimovitch expira trois jours après, mais la connaissance l’avait déjà complètement abandonné lorsqu’il mourut. Il s’éteignit doucement, comme une bougie consumée. Barbara Pétrovna fit célébrer un service funèbre à Oustiévo, puis elle ramena à Skvorechniki les restes de son pauvre ami. Le défunt repose maintenant dans le cimetière qui avoisine l’église; une dalle de marbre a déjà été placée sur sa tombe; au printemps prochain, on mettra une inscription et un grillage.
L’absence de Barbara Pétrovna dura huit jours. La générale revint ensuite à la ville, ramenant dans sa voiture Sophie Matvievna qui, sans doute, restera désormais chez elle. Détail à noter, dès que Stépan Trophimovitch eut perdu l’usage de ses sens, Barbara Pétrovna ordonna de nouveau à la colporteuse de quitter l’izba et demeura seule auprès du malade pour lui donner des soins. Mais sitôt qu’il eût rendu le dernier soupir, elle se hâta de rappeler Sophie Matvievna et lui proposa ou plutôt la somma de venir se fixer à Skvorechniki. En vain la jeune femme effrayée balbutia un timide refus, la générale ne voulut rien entendre.
– Tout cela ne signifie rien! J’irai moi-même vendre l’Évangile avec toi. Maintenant, je n’ai plus personne sur la terre.
– Pourtant vous avez un fils, observa Zaltzfisch.
– Je n’ai plus de fils, répondit Barbara Pétrovna.
L’événement allait bientôt lui donner raison.
CHAPITRE VIII CONCLUSION.
Toute les vilenies et tous les crimes dont on a lu le récit se découvrirent fort vite, beaucoup plus vite que ne l’avait prévu Pierre Stépanovitch. La nuit où son mari fut assassiné, la malheureuse Marie Ignatievna s’éveilla avant l’aurore, le chercha à ses côtés, et, ne le trouvant pas, fut prise d’une inquiétude indicible. Dans la chambre couchait la garde envoyée par Arina Prokhorovna. Elle essaya vainement de calmer la jeune femme, et, dès qu’il commença à faire jour, elle courut chercher l’accoucheuse après avoir assuré à la malade que madame Virguinsky savait où était son mari et quand il reviendrait. En ce moment, Arina Prokhorovna était elle-même fort soucieuse, car elle venait d’apprendre de la bouche de son mari ce qui s’était passé cette nuit-là à Skvorechniki. Il était rentré chez lui entre dix et onze heures du soir dans un état d’agitation effrayant. Se tordant les mains, il s’était jeté à plat ventre sur son lit et ne cessait de répéter à travers les sanglots qui secouaient convulsivement tout son corps: «Ce n’est pas cela, pas cela; ce n’est pas du tout cela!» À la fin, naturellement, pressé de questions par sa femme, il lui avoua tout, mais il ne révéla rien à aucune personne de la maison. Lorsque Arina Prokhorovna eut décidé son mari à se mettre au lit, elle le quitta en lui disant d’un ton sévère: «Si tu veux braire, brais du moins dans ton oreiller pour qu’on ne t’entende pas, et demain, si tu n’es pas un imbécile, ne fais semblant de rien». Puis, en prévision d’une descente de police, elle cacha ou détruisit tout ce qui pouvait être compromettant: des papiers, des livres, des proclamations peut-être. Cela fait, madame Virguinsky se dit que personnellement elle n’avait pas grand chose à craindre, pas plus que sa sœur, sa tante, l’étudiante et peut-être aussi son frère, l’homme aux longues oreilles. Le matin, quand la garde malade vint la trouver, elle ne se fit pas prier pour aller voir Marie Ignatievna. D’ailleurs, un motif particulier la décida à se rendre à la maison Philippoff: la veille son mari lui avait parlé des calculs fondés par Pierre Stépanovitch sur le suicide de Kiriloff; or, n’ajoutant qu’une foi médiocre aux propos d’un homme que la terreur semblait avoir affolé, elle était pressée de s’assurer s’il y avait là autre chose que les rêves d’un esprit en délire.
Mais quand elle arriva chez Marie Ignatievna, il était trop tard: après le départ de la garde malade, la jeune femme restée seule n’avait pu y tenir, elle avait quitté son lit, avait jeté sur elles les premières nippes venues, – des vêtements fort légers pour la saison, – et s’était rendue au pavillon de Kiriloff, pensant que l’ingénieur pouvait mieux que personne lui donner des nouvelles de son mari.