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Il s’éloigna, et je n’en pus rien tirer de plus. Malgré son «agitation», il parlait coulamment, sans précipitation, et avec une gravité qu’il s’efforçait visiblement de rendre imposante. Sans doute il était un peu fâché contre moi et, peut-être, me punissait d’avoir été, la veille, témoin de ses puériles frayeurs. D’un autre côté, il savait aussi que les larmes qu’il avait versées le matin devant tout le monde l’avaient placé dans une situation assez comique; or personne n’était plus soucieux que Stépan Trophimovitch de conserver son prestige intact vis-à-vis de ses amis. Oh! je ne le blâme pas! Mais je me rassurai en voyant que cette humeur sarcastique et cette petite faiblesse subsistaient chez lui en dépit de toutes les secousses morales: un homme, en apparence si peu différent de ce qu’il avait toujours été, ne devait point être disposé à prendre en ce moment quelque résolution désespérée. Voilà comme j’en jugeai alors, et, mon Dieu, dans quelle erreur j’étais! Je perdais de vue bien des choses…

Anticipant sur les événements, je reproduis les premières lignes de la lettre qu’il fit porter le lendemain à Daria Pavlovna:

– «Mon enfant, ma main tremble, mais j’ai tout fini. Vous n’avez pas assisté à mon dernier engagement avec les humains; vous n’êtes pas venue à cette «lecture», et vous avez bien fait. Mais on vous racontera que dans notre Russie si pauvre en caractères un homme courageux s’est levé, et que, sourd aux menaces de mort proférées de tous côtés contre lui, il a dit à ces imbéciles leur fait, à savoir que ce sont des imbéciles. Oh! ce sont de pauvres petits vauriens, et rien de plus, de petits imbéciles, – voilà le mot! Le sort en est jeté! je quitte cette ville pour toujours, et je ne sais où j’irai. Tous ceux que j’aimais se sont détournés de moi. Mais vous, vous, être si pur et naïf, vous, douce créature dont le sort a failli être uni au mien par la volonté d’un cœur capricieux et despote; vous qui peut-être m’avez vu avec mépris verser mes lâches larmes à la veille de notre mariage projeté; vous qui, en tout état de cause, ne pouvez me considérer que comme un personnage comique, – oh! à vous, à vous le dernier cri de mon cœur! Envers vous seule j’ai un dernier devoir à remplir! Je ne puis vous quitter pour toujours en vous laissant l’impression que je suis un ingrat, un sot, un rustre et un égoïste, comme probablement vous le répète chaque jour une personne ingrate et dure qu’il m’est, hélas! impossible d’oublier…

Etc., etc. Il y avait quatre pages de phrases dans ce goût-là.

En réponse à son «je n’ouvrirai pas», je cognai trois fois à la porte. «J’aurai ma revanche», lui criai-je en m’en allant, «aujourd’hui même vous m’enverrez chercher trois fois par Nastasia, et je ne viendrai pas.» Je courus ensuite chez Julie Mikhaïlovna.

II

Là, je fus témoin d’une scène révoltante: on trompait effrontément la pauvre femme, et j’étais forcé de me taire. Qu’aurais-je pu lui dire, en effet? Revenu à une plus calme appréciation des choses, je m’étais aperçu que tout se réduisait pour moi à des impressions, à des pressentiments sinistres, et qu’en dehors de cela je n’avais aucune preuve. Je trouvai la gouvernante en larmes, ses nerfs étaient très agités. Elle se frictionnait avec de l’eau de Cologne, et il y avait un verre d’eau à côté d’elle. Pierre Stépanovitch, debout devant Julie Mikhaïlovna, parlait sans discontinuer; le prince était là aussi, mais il ne disait mot. Tout en pleurant, elle reprochait avec vivacité à Pierre Stépanovitch ce qu’elle appelait sa «défection»: d’après elle, tous les déplorables incidents survenus dans la matinée n’avaient eu pour cause que l’absence de Pierre Stépanovitch.

Je remarquai en lui un grand changement: il semblait très préoccupé, presque grave. Ordinairement il n’avait pas l’air sérieux et riait toujours, même quand il se fâchait, ce qui lui arrivait souvent. Oh! maintenant encore Pierre Stépanovitch était fâché; il parlait d’un ton brutal, plein d’impatience et de colère. Il prétendait avoir été pris d’un mal de tête accompagné de nausées pendant une visite qu’il avait faite tout au matin à Gaganoff. Hélas! la pauvre femme désirait tant être trompée encore! Lorsque j’entrai, la principale question qu’on agitait était celle-ci: y aurait-il un bal ou n’y en aurait-il pas? En un mot, c’était toute la seconde partie de la fête qui se trouvait remise en discussion. Julie Mikhaïlovna déclarait formellement qu’elle ne consentirait jamais à assister au bal «après les affronts de tantôt»; au fond, elle ne demandait pas mieux que d’avoir la main forcée, et forcée précisément par Pierre Stépanovitch. Elle le considérait comme un oracle, et s’il l’avait tout à coup plantée là, je crois qu’elle en aurait fait une maladie. Mais il n’avait pas envie de s’en aller: il insistait de toutes ses forces pour que le bal eût lieu, et surtout pour que la gouvernante s’y montrât…

– Allons, pourquoi pleurer? Vous tenez donc bien à faire une scène? Il faut absolument que vous passiez votre colère sur quelqu’un? Soit, passez-là sur moi; seulement dépêchez-vous, car le temps presse, et il est urgent de prendre une décision. La séance littéraire a été un four, le bal réparera cela. Tenez, c’est aussi l’avis du prince. Tout de même, sans le prince, je ne sais pas comment l’affaire se serait terminée.

Au commencement, le prince s’était prononcé contre le bal (c'est-à-dire qu’il n’était pas d’avis que Julie Mikhaïlovna y parût; quant au bal même, on ne pouvait en aucun cas le contremander); mais Pierre Stépanovitch ayant plusieurs fois fait mine de s’en référer à son opinion, il changea peu à peu de sentiment.

Le ton impoli de Pierre Stépanovitch était aussi trop extraordinaire pour ne pas m’étonner. Oh! j’oppose un démenti indigné aux bruits répandus plus tard concernant de prétendues relations intimes qui auraient existé entre Julie Mikhaïlovna et Pierre Stépanovitch. Ce sont là de pures calomnies. Non, l’empire que le jeune homme exerçait sur la gouvernante, il le devait exclusivement aux basses flagorneries dont il s’était mis à l’accabler dès le début: la voyant désireuse de jouer un grand rôle politique et social, il avait flatté sa manie, il avait feint de s’associer à ses rêves et d’en poursuivre la réalisation conjointement avec elle; enfin il s’y était si bien pris pour l’entortiller, que maintenant elle ne pensait plus que par lui.

Lorsqu’elle m’aperçut, un éclair s’alluma dans ses yeux.

– Tenez, interrogez-le! s’écria-t-elle: – lui aussi est resté tout le temps près de moi, comme le prince. Dites, n’est-il pas évident que tout cela est un coup monté, un coup bassement, perfidement monté pour me faire à moi et à André Antonovitch tout le mal possible? Oh! ils s’étaient concertés, ils avaient leur plan. C’est une cabale organisée de longue main.

– Vous exagérez, selon votre habitude. Vous avez toujours un poème dans la tête. Du reste, je suis bien aise de voir monsieur… (il fit semblant de ne pas se rappeler mon nom), il vous dira son opinion.

– Mon opinion, répondis-je aussitôt, – est de tout point conforme à celle de Julie Mikhaïlovna. Le complot n’est que trop évident. Je vous rapporte cette rosette, Julie Mikhaïlovna. Que le bal ait lieu ou non, ce n’est pas mon affaire, car je n’y puis rien, mais mon rôle en tant que commissaire de la fête est terminé. Excusez ma vivacité, mais je ne puis agir au mépris du bon sens et de ma conviction.

– Vous entendez, vous entendez! fit-elle en frappant ses mains l’une contre l’autre.

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