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– Comment, vous comprenez le français?

– Un peu; après la mort de mon mari, j’ai passé quatre ans dans une maison noble, et là j’ai appris quelques mots de français en causant avec les enfants.

Elle raconta que, restée veuve à l’âge de dix-huit ans, elle avait été quelque temps ambulancière à Sébastopol, qu’ensuite elle avait vécu dans différents endroits, et que maintenant elle allait çà et là vendre l’Évangile.

– Mais, mon Dieu, ce n’est pas à vous qu’est arrivée dans notre ville une histoire étrange, fort étrange même?

Elle rougit; c’était elle, en effet, qui avait été la triste héroïne de l’aventure à laquelle Stépan Trophimovitch faisait allusion.

– Ces vauriens, ces malheureux!…commença-t-il d’une voix tremblante d’indignation; cet odieux souvenir avait rouvert une plaie dans son âme. Pendant une minute il resta songeur.

«Tiens, mais elle est encore partie», fit-il à part soi en s’apercevant que Sophie Matvievna n’était plus à côté de lui. «Elle sort souvent, et quelque chose la préoccupe: je remarque qu’elle est même inquiète… Bah! je deviens égoïste!»

Il leva les yeux et aperçut de nouveau Anisim, mais cette fois la situation offrait l’aspect le plus critique. Toute l’izba était remplie de paysans qu’Anisim évidemment traînait à sa suite. Il y avait là le maître du logis, le propriétaire du chariot, deux autres moujiks (des cochers), et enfin un petit homme à moitié ivre qui parlait plus que personne; ce dernier, vêtu comme un paysan, mais rasé, semblait être un bourgeois ruiné par l’ivrognerie. Et tous s’entretenaient de Stépan Trophimovitch. Le propriétaire du chariot persistait dans son dire, à savoir qu’en suivant le rivage on allongeait la route de quarante verstes et qu’il fallait absolument prendre le bateau à vapeur. Le bourgeois à moitié ivre et le maître de la maison répliquaient avec vivacité:

– Sans doute, mon ami, Sa Haute Noblesse aurait plus court à traverser le lac à bord du bateau, mais maintenant le service de la navigation est suspendu.

– Non, le bateau fera encore son service pendant huit jours! criait Anisim plus échauffé qu’aucun autre.

– C’est possible, mais à cette saison-ci il n’arrive pas exactement, quelquefois on est obligé de l’attendre pendant trois jours à Oustiévo.

– Il viendra demain, il arrivera demain à deux heures précises. Vous serez rendu à Spassoff avant le soir, monsieur! vociféra Anisim hors de lui.

– Mais qu’est-ce qu’il a cet homme? gémit Stépan Trophimovitch qui tremblait de frayeur en attendant que son sort de décidât.

Ensuite les cochers prirent aussi la parole: pour conduire le voyageur jusqu’à Oustiévo, ils demandaient trois roubles. Les autres criaient que ce prix n’avait rien d’exagéré, et que pendant tout l’été tel était le tarif en vigueur pour ce parcours.

– Mais… il fait bon ici aussi… Et je ne veux pas… articula faiblement Stépan Trophimovitch.

– Vous avez raison, monsieur, il fait bon maintenant chez nous à Spassoff, et Fédor Matviévitch sera si content de vous voir!

– Mon Dieu, mes amis, tout cela est si inattendu pour moi!

À la fin, Sophie Matvievna reparut, mais, quand elle revint s’asseoir sur le banc, son visage exprimait la désolation la plus profonde.

– Je ne puis pas aller à Spassoff! dit-elle à la maîtresse du logis.

Stépan Trophimovitch tressaillit.

– Comment, est-ce que vous deviez aussi aller à Spassoff? demanda-t-il.

La colporteuse raconta que la veille une propriétaire, Nadejda Egorovna Svietlitzine, lui avait donné rendez-vous à Khatovo, promettant de la conduire de là à Spassoff. Et voilà que cette dame n’était pas venue!

– Que ferai-je maintenant? répéta Sophie Matvievna.

– Mais, ma chère et nouvelle amie, voyez-vous, je viens de louer une voiture pour me rendre à ce village – comment l’appelle-t-on donc? je puis vous y conduire tout aussi bien que la propriétaire, et demain, – eh bien, demain nous partirons ensemble pour Spassoff.

– Mais est-ce que vous allez aussi à Spassoff?

– Mais que faire? Et je suis enchanté! Je vous conduirai avec la plus grande joie; voyez-vous, ils veulent… j’ai déjà loué… J’ai fait prix avec l’un de vous, ajouta Stépan Trophimovitch qui maintenant brûlait d’aller à Spassoff.

Un quart d’heure après, tous deux prenaient place dans une britchka couverte, lui très animé et très content, elle à côté de lui avec son sac et un reconnaissant sourire. Anisim les aida à monter en voiture.

– Bon voyage, monsieur, cria l’empressé personnage; – combien j’ai été heureux de vous rencontrer!

– Adieu, adieu, mon ami, adieu.

– Vous irez voir Fédor Matviévitch, monsieur…

– Oui, mon ami, oui… Fédor Matviévitch… seulement, adieu.

II

– Voyez-vous, mon amie, vous me permettez de m’appeler votre ami, n’est-ce pas? commença précipitamment le voyageur, dès que la voiture se fut mise en marche. – Voyez-vous, je… J’aime le peuple, c’est indispensable, mais il me semble que je ne l’avais jamais vu de près. Stasie… cela va sans dire qu’elle est aussi du peuple… mais le vrai peuple, j’entends celui qu’on rencontre sur la grande route, celui-là n’a, à ce qu’il paraît, d’autre souci que de savoir où je vais… Mais, trêve de récriminations. Je divague un peu, dirait-on; cela tient sans doute à ce que je parle vite.

Sophie Matvievna fixa sur son interlocuteur un regard pénétrant, quoique respectueux.

– Vous êtes souffrant, je crois, observa-t-elle.

– Non, non, je n’ai qu’à m’emmitoufler; le vent est frais, il est même très frais, mais laissons cela. Chère et incomparable amie, il me semble que je suis presque heureux, et la faute en est à vous. Le bonheur ne me vaut rien, parce que je me sens immédiatement porté à pardonner à tous mes ennemis…

– Eh bien! c’est ce qu’il faut.

– Pas toujours, chère innocente. L’Évangile… Voyez-vous, désormais nous le prêcherons ensemble, et je vendrai avec plaisir vos beaux livres. Oui, je sens que c’est une idée, quelque chose de très nouveau dans ce genre. Le peuple est religieux, c’est admis, mais il ne connaît pas encore l’Évangile. Je le lui ferai connaître… Dans une exposition orale on peut corriger les erreurs de ce livre remarquable que je suis disposé, bien entendu, à traiter avec un respect extraordinaire. Je serai utile même sur la grande route. J’ai toujours été utile, je le leur ai toujours dit, à eux et à cette chère ingrate…Oh! pardonnons, pardonnons, avant tout pardonnons à tous et toujours… Nous pourrons espérer que l’on nous pardonnera aussi. Oui, car nous sommes tous coupables les uns envers les autres. Nous sommes tous coupables!…

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