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Virguinsky partit avec Erkel. L’enseigne, après avoir remis Liamchine entre les mains de Tolkatchenko, déclara à Pierre Stépanovitch que l’insensé avait repris ses esprits, qu’il se repentait, qu’il demandait pardon et ne se rappelait même pas ce qu’il avait fait. Pierre Stépanovitch s’en alla seul et fit un détour qui allongeait de beaucoup sa route. À mi-chemin de la ville, il ne fut pas peu surpris de se voir rejoint par Lipoutine.

– Pierre Stépanovitch, mais Liamchine dénoncera!

– Non, il réfléchira et il comprendra qu’en dénonçant il se ferait envoyer le tout premier en Sibérie. Maintenant personne ne dénoncera, pas même vous.

– Et vous?

– Bien entendu, je vous ferai coffrer tous, pour peu que vous vous avisiez de trahir, et vous le savez. Mais vous ne trahirez pas. C’est pour me dire cela que vous avez fait deux verstes à ma poursuite?

– Pierre Stépanovitch, Pierre Stépanovitch, nous ne nous reverrons peut-être jamais!

– Où avez-vous pris cela?

– Dites-moi seulement une chose.

– Eh bien, quoi? Du reste, je désire que vous décampiez.

– Une seule réponse, mais véridique: sommes-nous le seul quinquévirat en Russie, ou y en a-t-il réellement plusieurs centaines? J’attache à cette question la plus haute importance, Pierre Stépanovitch.

– Votre agitation me le prouve. Savez-vous, Lipoutine, que vous êtes plus dangereux que Liamchine?

– Je le sais, je le sais, mais – une réponse, votre réponse!

– Vous êtes un homme stupide! Voyons, qu’il n’y ait qu’un quinquévirat ou qu’il y en ait mille, ce devrait être pour vous la même chose à présent, me semble-t-il.

– Alors il n’y en a qu’un! Je m’en doutais! s’écria Lipoutine. – J’avais toujours pensé qu’en effet nous étions le seul…

Sans attendre une autre réponse, il rebroussa chemin et se perdit bientôt dans l’obscurité.

Pierre Stépanovitch resta un moment pensif.

– Non, personne ne dénoncera, dit-il résolument, – mais le groupe doit conserver son organisation et obéir, ou je les… Quelle drogue tout de même que ces gens-là!

II

Il passa d’abord chez lui et, méthodiquement, sans se presser, fit sa malle. Un train express partait le lendemain à six heures du matin. C’était un essai que faisait depuis peu l’administration du chemin de fer, et elle n’organisait encore ce train matinal qu’une fois par semaine. Quoique Pierre Stépanovitch eût dit aux nôtres qu’il allait se rendre pour quelque temps dans le district, tout autres étaient ses intentions, comme l’événement le montra. Ses préparatifs de départ terminés, il régla sa logeuse déjà prévenue par lui, prit un fiacre et se fit conduire chez Erkel qui demeurait dans le voisinage de la gare. Ensuite, vers une heure du matin, il alla chez Kiriloff, dans le domicile de qui il s’introduisit de la même façon clandestine que lors de sa précédente visite.

Pierre Stépanovitch était de très mauvaise humeur. Sans parler d’autres contrariétés qui lui étaient extrêmement sensibles (il n’avait encore rien pu apprendre concernant Stavroguine), dans le courant de la journée, paraît-il – car je ne puis rien affirmer positivement – il avait été secrètement avisé qu’un danger prochain le menaçait. (D’où avait-il reçu cette communication? Il est probable que c’était de Pétersbourg.) Aujourd’hui sans doute il circule dans notre ville une foule de légendes au sujet de ce temps-là; mais si quelqu’un possède des données certaines, ce ne peut être que l’autorité judiciaire. Mon opinion personnelle est que Pierre Stépanovitch pouvait avoir entrepris quelque chose ailleurs encore que chez nous, et que, par suite, des avertissements ont pu lui venir de là. Je suis même persuadé, quoi qu’en ai dit Lipoutine dans son désespoir, qu’indépendamment du quinquévirat organisé chez nous, il existait deux ou trois autres groupes créés par l’agitateur, par exemple dans les capitales; si ce n’étaient pas des quinquévirats proprement dits, cela devait y ressembler. Trois jours après le départ de Pierre Stépanovitch, l’ordre de l’arrêter immédiatement fut envoyé de Pétersbourg aux autorités de notre ville. Cette mesure avait-elle été prise à raison des faits survenus chez nous ou bien pour d’autres causes? Je l’ignore. Quoi qu’il en soit, il n’en fallut pas plus pour mettre le comble à la terreur presque superstitieuse qui pesait sur tous les esprits depuis qu’un nouveau crime, le mystérieux assassinat de l’étudiant Chatoff, était venu s’ajouter à tant d’autres encore inexpliqués. Mais l’ordre arriva trop tard: Pierre Stépanovitch se trouvait déjà à Pétersbourg; il y vécut quelque temps sous un faux nom, et, à la première occasion favorable, fila à l’étranger… Du reste, n’anticipons pas.

Il semblait irrité lorsqu’il entra chez Kiriloff. On aurait dit qu’en outre du principal objet de sa visite, il avait un besoin de vengeance à satisfaire. L’ingénieur parut bien aise de le voir; évidemment il l’attendait depuis fort longtemps et avec une impatience pénible. Son visage était plus pâle que de coutume, le regard de ses yeux noirs avait une fixité lourde. Assis sur un coin du divan, il ne bougea pas de sa place à l’apparition du visiteur.

– Je pensais que vous ne viendriez pas, articula-t-il pesamment.

Pierre Stépanovitch alla se camper devant lui et l’observa attentivement avant de prononcer un seul mot.

– Alors c’est que tout va bien et que nous persistons dans notre dessein; à la bonne heure, vous êtes un brave! répondit-il avec un sourire protecteur et par conséquent outrageant. – Allons, qu’est-ce que cela fait? ajouta-t-il d’un ton enjoué, – si je suis en retard, vous n’avez pas à vous en plaindre: je vous ai fait cadeau de trois heures.

– Je n’entends pas tenir ces heures de votre générosité, et tu ne peux pas m’en faire cadeau… imbécile!

– Comment? reprit Pierre Stépanovitch tremblant de colère, mais il se contint aussitôt, – voilà de la susceptibilité! Eh! mais nous sommes fâchés? poursuivit-il avec une froide arrogance, – dans un pareil moment il faudrait plutôt du calme. Ce que vous avez de mieux à faire maintenant, c’est de voir en vous un Colomb et de me considérer comme une souris dont les faits et gestes ne peuvent vous offenser. Je vous l’ai recommandé hier.

– Je ne veux pas te considérer comme une souris.

– Est-ce un compliment? Du reste, le thé même est froid, – c’est donc que tout est sens dessus dessous. Non, il y a ici quelque chose d’inquiétant. Bah! Mais qu’est-ce que j’aperçois là sur la fenêtre, sur une assiette? (Il s’approcha de la fenêtre.) O-oh! une poule au riz!… Mais pourquoi n’a-t-elle pas été entamée? Ainsi nous nous sommes trouvés dans une disposition d’esprit telle que même une poule…

– J’ai mangé, et ce n’est pas votre affaire; taisez-vous!

– Oh! sans doute, et d’ailleurs cela n’a pas d’importance. Je me trompe, cela en a pour moi en ce moment: figurez-vous que j’ai à peine dîné; si donc, comme je le suppose, cette poule vous est inutile à présent… hein?

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