– Maurice Nikolaïévitch! dit soudain Élisabeth Nikolaïevna, – le monsieur qui était à genoux là tout à l’heure est parti; mettez-vous à genoux à sa place.
Le capitaine d’artillerie la regarda d’un air ahuri.
– Je vous en prie; vous me ferez un grand plaisir. Écoutez, Maurice Nikolaïévitch, poursuivit-elle avec un entêtement passionné, – il faut absolument que vous vous mettiez à genoux; je tiens à voir comment vous serez. Si vous refusez, tout est fini entre nous. Je le veux absolument, je le veux!…
Je ne sais quelle était son intention, mais elle exigeait d’une façon pressante, implacable, on aurait dit qu’elle avait une attaque nerveuse. Ces caprices cruels qui depuis quelque temps surtout se renouvelaient avec une fréquence particulière, Maurice Nikolaïévitch se les expliquait comme des mouvements de haine aveugle, et il les attribuait non à la méchanceté, – il savait que la jeune fille avait pour lui de l’estime, de l’affection et du respect, – mais à une sorte d’intimité inconsciente dont par moments elle ne pouvait triompher.
Il remit silencieusement son verre à une vieille femme qui se trouvait derrière lui, ouvrit la porte du treillage et pénétra, sans y être invité, dans la partie de la chambre réservée à Sémen Iakovlévitch; puis, en présence de tout le monde, il se mit à genoux. Je crois que son âme, simple et délicate, avait été très péniblement affectée par la brutale incartade que Lisa venait de se permettre en public. Peut-être pensait-il qu’en voyant l’humiliation à laquelle elle l’avait condamné, elle aurait honte de sa conduite. Certes, il fallait être aussi naïf que Maurice Nikolaïévitch pour se flatter de corriger une femme par un tel moyen. À genoux, avec son grand corps dégingandé et son visage d’un sérieux imperturbable, il était fort drôle; cependant aucun de nous ne rit; au contraire, ce spectacle inattendu produisit une sensation de malaise. Tous les yeux se tournèrent vers Lisa.
– Esprit-Saint, Esprit-Saint! murmura Sémen Iakovlévitch.
Lisa pâlit tout à coup, poussa un cri, et s’élança de l’autre côté du treillage. Là eut lieu une subite scène d’hystérie: la jeune fille saisit Maurice Nikolaïévitch par les avant-bras et le tira de toutes ses forces pour le relever.
– Levez-vous! levez-vous! criait-elle comme hors d’elle-même. Levez-vous tout de suite! Comment avez-vous osé vous mettre à genoux?
Maurice Nikolaïévitch obéit. Elle lui empoigna les bras au-dessus du coude, et le regarda en plein visage avec une expression de frayeur.
– Charmante société! Charmante société! répéta encore une fois le fou.
Lisa ramena enfin Maurice Nikolaïévitch dans l’autre partie de la chambre. Toute notre société était fort agitée. La dame dont j’ai déjà parlé voulut sans doute tenter une diversion, et, pour la troisième fois, s’adressa en minaudant à l’iourodivii:
– Eh bien, Sémen Iakovlévitch, est-ce que vous ne me direz pas quelque chose? Je comptais tant sur vous.
– Va te faire f…! lui répondit le bienheureux.
Ces mots, prononcés très distinctement et avec un accent de colère, provoquèrent chez les hommes un rire homérique; quant aux dames, elles s’enfuirent en poussant de petits cris effarouchés. Ainsi se termina notre visite à Sémen Iakovlévitch.
Si je l’ai racontée avec tant de détails, c’est surtout, je l’avoue, à cause d’un incident très énigmatique qui se serait produit, dit-on, au moment de la sortie.
Tandis que tous se retiraient précipitamment, Lisa, qui donnait le bras à Maurice Nikolaïévitch, se rencontra soudain dans l’obscurité du corridor avec Nicolas Vsévolodovitch. Il faut dire que, depuis l’évanouissement de la jeune fille, ils s’étaient revus plus d’une fois dans le monde, mais sans jamais échanger une parole. Je fus témoin de leur rencontre près de la porte; à ce qu’il me sembla, ils s’arrêtèrent pendant un instant et se regardèrent d’un air étrange. Mais il se peut que la foule m’ait empêché de bien voir. On assura, au contraire, qu’en apercevant Nicolas Vsévolodovitch, Lisa avait tout à coup levé la main, et qu’elle l’aurait certainement souffleté, s’il ne s’était écarté à temps. Peut-être avait-elle surpris une expression de moquerie sur le visage de Stavroguine, surtout après l’épisode dont Maurice Nikolaïévitch avait été le triste héros. J’avoue que moi-même je ne remarquai rien; mais, en revanche, tout le monde prétendit avoir vu la chose, quoique, en tenant pour vrai le geste attribué à Élisabeth Nikolaïevna, peu de personnes seulement, dans la confusion du départ, eussent pu en être témoins. Je refusai alors d’ajouter foi à ces racontars. Je me rappelle pourtant qu’au retour Nicolas Vsévolodovitch fut un peu pâle.
III
Le même jour eut lieu à Skvorechniki l’entrevue que Barbara Pétrovna se proposait depuis longtemps d’avoir avec Stépan Trophimovitch. La générale arriva fort affairée à sa maison de campagne; la veille, on avait définitivement décidé que la fête au profit des institutrices pauvres serait donnée chez la maréchale de la noblesse. Mais, avec sa promptitude de résolution, Barbara Pétrovna s’était dit tout de suite que rien ne l’empêchait, après cette fête, d’en donner à son tour une chez elle et d’y inviter toute la ville. La société pourrait alors juger en connaissance de cause qu’elle était des deux maisons la meilleure, celle où l’on savait le mieux recevoir et donner un bal avec le plus de goût. Barbara Pétrovna n’était plus à reconnaître. L’altière matrone qui, naguère encore, vivait dans une retraite si profonde, semblait maintenant passionnée pour les distractions mondaines. Du reste, ce changement était peut-être plus apparent que réel.
Son premier soin, en arrivant à Skvorechniki, fut de visiter toutes les chambres de la maison en compagnie du fidèle Alexis Égorovitch et de Fomouchka, qui était un habile décorateur. Alors commencèrent de graves délibérations: quels meubles, quels tableaux, quels bibelots ferait-on venir de la maison de ville? Où les placerait-on? Comment utiliserait-on le mieux l’orangerie et les fleurs? Où poserait-on des tentures neuves? En quel endroit le buffet serait-il installé? N’y en aurait-il qu’un ou bien en organiserait-on deux? etc., etc. Et voilà qu’au milieu de ces préoccupations l’idée vint tout à coup à Barbara Pétrovna d’envoyer sa voiture chercher Stépan Trophimovitch.
Celui-ci, depuis longtemps prévenu que son ancienne amie désirait lui parler, attendait de jour en jour cette invitation. Lorsqu’il monta en voiture, il fit le signe de la croix: son sort allait se décider. Il trouva Barbara Pétrovna dans la grande salle; assise sur un petit divan, en face d’un guéridon de marbre, elle avait à la main un crayon et un papier; Fomouchka mesurait avec un mètre la hauteur des fenêtres et de la tribune; la générale inscrivait les chiffres et faisait des marques sur le parquet. Sans interrompre sa besogne, elle inclina la tête du côté de Stépan Trophimovitch, et, quand ce dernier balbutia une formule de salutation, elle lui tendit vivement la main; puis, sans le regarder, elle lui indiqua une place à côté d’elle.
Je m’assis et j’attendis pendant cinq minutes, «en comprimant les battements de mon cœur», me raconta-t-il ensuite. – J’avais devant moi une femme bien différente de celle que j’avais connue durant vingt ans. La profonde conviction que tout était fini me donna une force dont elle-même fut surprise. Je vous le jure, je l’étonnai par mon stoïcisme à cette heure dernière.