Elle me regarda en souriant; plusieurs fois déjà elle avait jeté les yeux sur moi, mais Stépan Trophimovitch, dans son agitation, avait oublié sa promesse de me présenter.
– Pourquoi donc mon portrait est-il pendu chez vous sous des poignards? Et pourquoi avez-vous tant d’armes blanches?
Le fait est que Stépan Trophimovitch avait, je ne sais pourquoi, orné son mur d’une petite panoplie consistant en deux poignards croisés l’un contre l’autre au-dessous d’un sabre tcherkesse. Tandis qu’Élisabeth Nikolaïevna posait cette question, son regard était si franchement dirigé sur moi que je faillis répondre; néanmoins, je gardai le silence. À la fin, Stépan Trophimovitch comprit mon embarras et me présenta à la jeune fille.
– Je sais, je sais, dit-elle, – je suis enchantée. Maman a aussi beaucoup entendu parler de vous. Je vous prierai également de faire connaissance avec Maurice Nikolaïévitch, c’est un excellent homme. Je m’étais déjà fait de vous une idée ridicule: vous êtes le confident de Stépan Trophimovitch, n’est-ce pas?
Je rougis.
– Ah! pardonnez-moi, je vous prie, je ne voulais pas dire cela, j’ai pris un mot pour un autre; ce n’est pas ridicule du tout, mais… (elle rougit et se troubla). – Du reste, pourquoi donc rougiriez-vous d’être un brave homme? Allons, il est temps de partir, Maurice Nikolaïévitch! Stépan Trophimovitch, il faut que vous soyez chez vous dans une demi-heure! Mon Dieu, que de choses nous nous dirons! Dès maintenant, je suis votre confidente, et vous me raconterez tout, vous entendez?
À ces mots, l’inquiétude se manifesta sur le visage de Stépan Trophimovitch.
– Oh! Maurice Nikolaïévitch sait tout, sa présence ne doit pas vous gêner.
– Que sait-il donc?
– Mais qu’est-ce que vous avez? fit avec étonnement Élisabeth Nikolaïevna. – Bah! c’est donc vrai qu’on le cache? Je ne voulais pas le croire. On cache aussi Dacha. Tante m’a empêchée d’aller voir Dacha, sous prétexte qu’elle avait mal à la tête.
– Mais… mais comment avez-vous appris…?
– Ah! mon Dieu, comme tout le monde. Cela n’était pas bien malin!
– Mais est-ce que tout le monde…?
– Eh! comment donc? Maman, à la vérité, a d’abord su la chose par Aléna Frolovna, ma bonne, à qui votre Nastasia avait couru tout raconter. Vous en avez parlé à Nastasia? Elle dit tenir tout cela de vous-même.
– Je… je lui en ai parlé une fois… balbutia Stépan Trophimovitch devenu tout rouge, – mais… je me suis exprimé en termes vagues… j’étais si nerveux, si malade, et puis…
Elle se mit à rire.
– Et puis, vous n’aviez pas de confident sous la main, et Nastasia s’est trouvée là pour en tenir lieu, – allons, cela se comprend! Mais Nastasia est en rapport avec tout un monde de commères! Eh bien, après tout, quel mal y a-t-il à ce qu’on sache cela? c’est même préférable. Ne tardez pas à arriver, nous dînons de bonne heure… Ah! J’oubliais… ajouta-t-elle en se rasseyant, dites-moi, qu’est-ce que c’est que Chatoff?
– Chatoff? C’est le frère de Daria Pavlovna…
– Cela, je le sais bien; que vous êtes drôle, vraiment! interrompit-elle avec impatience. Je vous demande quelle espèce d’homme c’est.
– C’est un songe-creux d’ici. C’est le meilleur et le plus irascible des hommes.
– J’ai moi-même entendu parler de lui comme d’un type un peu étrange. Du reste, il ne s’agit pas de cela. Il sait, m’a-t-on dit, trois langues, notamment l’anglais, et il peut s’occuper d’un travail littéraire. En ce cas, j’aurai beaucoup de besogne pour lui; il me faut un collaborateur, et plus tôt je l’aurai, mieux cela vaudra. Acceptera-t-il ce travail? On me l’a recommandé…
– Oh! certainement, et vous ferez une bonne action…
– Ce n’est nullement pour faire une bonne action, c’est parce que j’ai besoin de quelqu’un.
– Je connais assez bien Chatoff, et, si vous avez quelque chose à lui faire dire, je vais me rendre chez lui à l’instant même, proposai-je.
– Dites-lui de venir chez nous demain à midi. Voilà qui est parfait! Je vous remercie. Maurice Nikolaïévitch, vous êtes prêt?
Ils sortirent. Naturellement, je n’eus rien de plus pressé que de courir chez Chatoff. Stépan Trophimovitch s’élança à ma suite et me rejoignit sur le perron.
– Mon ami, me dit-il, – ne manquez pas de passer chez moi à dix heures ou à onze, quand je serai rentré. Oh! j’ai trop de torts envers vous et… envers tous, envers tous.
VIII
Je ne trouvai pas Chatoff chez lui; je revins deux heures après et ne fus pas plus heureux. Enfin, vers huit heures, je fis une dernière tentative, décidé, si je ne le rencontrais pas, à lui laisser un mot; cette fois encore, il était absent. Sa porte était fermée, et il vivait seul, sans domestique. Je pensai à frapper en bas et à m’informer de Chatoff chez le capitaine Lébiadkine; mais le logement de ce dernier était fermé aussi, et paraissait vide: on n’y apercevait aucune lumière, on n’y entendait aucun bruit. En passant devant la porte du capitaine, j’éprouvai une certaine curiosité, car les récits de Lipoutine me revinrent alors à l’esprit. Je résolus de repasser le lendemain de grand matin. Connaissant l’entêtement et la timidité de Chatoff, je ne comptais pas trop, à vrai dire, sur l’effet de mon billet. Au moment où, maudissant ma malchance, je sortais de la maison, je rencontrai tout à coup M. Kiriloff qui y entrait. Il me reconnut le premier. En réponse à ses questions, je lui appris sommairement le motif qui m’avait amené, et lui parlai de ma lettre.
– Venez avec moi, dit-il, – je ferai tout.
Je me rappelai ce qu’avait raconté Lipoutine: en effet, l’ingénieur avait loué depuis le matin un pavillon en bois dans la cour. Ce logement, trop vaste pour un homme seul, il le partageait avec une vieille femme sourde qui faisait son ménage. Le propriétaire de l’immeuble possédait dans une autre rue une maison neuve dont il avait fait un traktir, et il avait laissé cette vieille, – sans doute une de ses parentes, – pour le remplacer dans sa maison de la rue de l’Épiphanie. Les chambres du pavillon étaient assez propres, mais la tapisserie était sale. La pièce où nous entrâmes ne contenait que des meubles de rebut achetés d’occasion: deux tables de jeu, une commode en bois d’aune, une grande table en bois blanc, provenant sans doute d’une izba ou d’une cuisine quelconque, des chaises et un divan avec des dossiers à claire-voie, et de durs coussins de cuir. Dans un coin se trouvait un icône devant lequel la femme, avant notre arrivée, avait allumé une lampe. Aux murs étaient pendus deux grands portraits à l’huile; ces toiles enfumées représentaient, l’une l’empereur Nicolas Pavlovitch, l’autre je ne sais quel évêque.
En entrant, M. Kiriloff alluma une bougie; sa malle, qu’il n’avait pas encore défaite, était dans un coin; il y alla prendre un bâton de cire à cacheter, une enveloppe et un cachet en cristal.