– Cachetez votre lettre et mettez l’adresse.
Je répliquai que ce n’était pas nécessaire, mais il insista. Après avoir écrit l’adresse sur l’enveloppe, je pris ma casquette.
– Mais je pensais que vous prendriez du thé, dit-il, – j’ai acheté du thé, en voulez-vous?
Je ne refusai pas. La femme ne tarda point à arriver, apportant une énorme théière pleine d’eau chaude, une petite pleine de thé, deux grandes tasses de grès grossièrement peinturlurées, du pain blanc et une assiette couverte de morceaux de sucre.
– J’aime le thé, dit M. Kiriloff, – j’en bois la nuit en me promenant jusqu’à l’aurore. À l’étranger, il n’est pas facile d’avoir du thé la nuit.
– Vous vous couchez à l’aurore?
– Toujours, depuis longtemps. Je mange peu, c’est toujours du thé que je prends. Lipoutine est rusé, mais impatient.
Je remarquai avec surprise qu’il avait envie de causer; je résolus de profiter de l’occasion.
– Il s’est produit tantôt de fâcheux malentendus, observai-je.
Son visage se renfrogna.
– C’est une bêtise, ce sont de purs riens. Tout cela n’a aucune importance, attendu que Lébiadkine est un ivrogne. Je n’ai pas parlé à Lipoutine, je ne lui ai dit que des choses insignifiantes; c’est là-dessus qu’il a brodé toute une histoire. Lipoutine a beaucoup d’imagination: avec des riens il a fait des montagnes. Hier, je croyais à Lipoutine.
– Et aujourd’hui, à moi? fis-je en riant.
– Mais vous savez tout depuis tantôt. Lipoutine est ou faible, ou impatient, ou nuisible, ou… envieux.
Ce dernier mot me frappa.
– Du reste, vous établissez tant de catégories qu’il doit probablement rentrer dans l’une d’elles.
– Ou dans toutes à la fois.
– C’est encore possible. Lipoutine est un chaos. C’est vrai qu’il a blagué, tantôt, quand il a parlé d’un ouvrage que vous seriez en train d’écrire?
L’ingénieur fronça de nouveau les sourcils et se mit à considérer le parquet.
– Pourquoi donc a-t-il blagué?
Je m’excusai et me défendis de toute curiosité indiscrète. M. Kiriloff rougit.
– Il a dit la vérité; j’écris. Mais tout cela est indifférent.
Nous nous tûmes pendant une minute. Tout à coup je vis reparaître sur son visage le sourire enfantin que j’avais déjà observé chez lui.
– Il a mal compris. Je cherche seulement les causes pour lesquelles les hommes n’osent pas se tuer; voilà tout. Du reste, cela aussi est indifférent.
– Comment, ils n’osent pas se tuer? Vous trouvez qu’il y a peu de suicides?
– Fort peu.
– Vraiment, c’est votre avis?
Sans répondre, il se leva et, rêveur, commença à se promener de long en large dans la chambre.
– Qu’est-ce donc qui, selon vous, empêche les gens de se suicider? demandai-je.
Il me regarda d’un air distrait comme s’il cherchait à se rappeler de quoi nous parlions.
– Je… je ne le sais pas encore bien… deux préjugés les arrêtent, deux choses; il n’y en a que deux, l’une est fort insignifiante, l’autre très sérieuse. Mais la première ne laisse pas elle-même d’avoir beaucoup d’importance.
– Quelle est-elle?
– La souffrance.
– La souffrance? Est-il possible qu’elle joue un si grand rôle… dans ce cas?
– Le plus grand. Il faut distinguer: il y a des gens qui se tuent sous l’influence d’un grand chagrin, ou par colère ou parce qu’ils sont fous, ou parce que tout leur est égal. Ceux-là se donnent la mort brusquement et ne pensent guère à la souffrance. Mais ceux qui se suicident par raison y pensent beaucoup.
– Est-ce qu’il y a des gens qui se suicident par raison?
– En très grand nombre. N’étaient les préjugés, il y en aurait encore plus: ce serait la majorité, ce serait tout le monde.
– Allons donc, tout le monde?
L’ingénieur ne releva pas cette observation.
– Mais n’y a-t-il pas des moyens de se donner la mort sans souffrir?
– Représentez-vous, dit-il en s’arrêtant devant moi, une pierre de la grosseur d’une maison de six étages, supposez-la suspendue au-dessus de vous: si elle vous tombe sur la tête, aurez-vous mal?
– Une pierre grosse comme une maison? sans doute c’est effrayant.
– Je ne parle pas de frayeur; aurez-vous mal?
– Une pierre de la grosseur d’une montagne? une pierre d’un million de pouds [4]? naturellement je ne souffrirai pas.
– Mais tant qu’elle restera suspendue au-dessus de vous vous aurez grand’peur qu’elle ne vous fasse mal. Personne pas même l’homme le plus savant ne pourra se défendre de cette impression. Chacun saura que la chute de la pierre n’est pas douloureuse, et chacun la craindra comme une souffrance extrême.
– Eh bien, et la seconde cause, celle que vous avez déclarée sérieuse?
– C’est l’autre monde.
– C’est-à-dire la punition?
– Cela, ce n’est rien. L’autre monde tout simplement.
– Est-ce qu’il n’y a pas des athées qui ne croient pas du tout à l’autre monde?
M. Kiriloff ne répondit pas.
– Vous jugez peut-être d’après vous?
– On ne peut jamais juger que d’après soi, dit-il en rougissant. – La liberté complète existera quand il sera indifférent de vivre ou de ne pas vivre. Voilà le but de tout.
– Le but? Mais alors personne ne pourra et ne voudra vivre?
– Personne, reconnut-il sans hésitation.
– L’homme a peur de la mort parce qu’il aime la vie, voilà comme je comprends la chose, observai-je, et la nature l’a voulu ainsi.
– C’est une lâcheté greffée sur une imposture! répliqua-t-il avec un regard flamboyant. – La vie est une souffrance, la vie est une crainte, et l’homme est un malheureux. Maintenant il n’y a que souffrance et crainte. Maintenant l’homme aime la vie parce qu’il aime la souffrance et la crainte. C’est ainsi qu’on l’a fait. On donne maintenant la vie pour une souffrance et une crainte, ce qui est un mensonge. L’homme d’à présent n’est pas encore ce qu’il doit être. Il viendra un homme nouveau, heureux et fier. Celui à qui il sera égal de vivre ou ne pas vivre, celui-là sera l’homme nouveau. Celui qui vaincra la souffrance et la crainte, celui-là sera dieu. Et l’autre Dieu n’existera plus.