Cette lettre était fort longue; certains passages, tels que le je vous l’ordonne, que nous venons de transcrire, donnèrent des moments d’espoir délicieux à l’amour de Fabrice. Il lui semblait que le fond des sentiments était assez tendre, si les expressions étaient remarquablement prudentes. Dans d’autres instants, il payait la peine de sa complète ignorance en ce genre de guerre; il ne voyait que de la simple amitié, ou même de l’humanité fort ordinaire, dans cette lettre de Clélia.
Au reste, tout ce qu’elle lui apprenait ne lui fit pas changer un instant de dessein: en supposant que les périls qu’elle lui peignait fussent bien réels, était-ce trop que d’acheter, par quelques dangers du moment, le bonheur de la voir tous les jours? Quelle vie mènerait-il quand il serait de nouveau réfugié à Bologne ou à Florence? car, en se sauvant de la citadelle, il ne pouvait pas même espérer la permission de vivre à Parme. Et même, quand le prince changerait au point de le mettre en liberté (ce qui était si peu probable, puisque lui, Fabrice, était devenu, pour une faction puissante, un moyen de renverser le comte Mosca), quelle vie mènerait-il à Parme, séparé de Clélia par toute la haine qui divisait les deux partis? Une ou deux fois par mois, peut-être, le hasard les placerait dans les mêmes salons; mais, même alors, quelle sorte de conversation pourrait-il avoir avec elle? Comment retrouver cette intimité parfaite dont chaque jour maintenant il jouissait pendant plusieurs heures? que serait la conversation de salon, comparée à celle qu’ils faisaient avec des alphabets? «Et, quand je devrais acheter cette vie de délices et cette chance unique de bonheur par quelques petits dangers, où serait le mal? Et ne serait-ce pas encore un bonheur que de trouver ainsi une faible occasion de lui donner une preuve de mon amour?»
Fabrice ne vit dans la lettre de Clélia que l’occasion de lui demander une entrevue: c’était l’unique et constant objet de tous ses désirs; il ne lui avait parlé qu’une fois, et encore un instant, au moment de son entrée en prison, et il y avait alors de cela plus de deux cents jours.
Il se présentait un moyen facile de rencontrer Clélia: l’excellent abbé don Cesare accordait à Fabrice une demi-heure de promenade sur la terrasse de la tour Farnèse tous les jeudis, pendant le jour; mais les autres jours de la semaine, cette promenade, qui pouvait être remarquée par tous les habitants de Parme et des environs et compromettre gravement le gouverneur, n’avait lieu qu’à la tombée de la nuit. Pour monter sur la terrasse de la tour Farnèse il n’y avait d’autre escalier que celui du petit clocher dépendant de la chapelle si lugubrement décorée en marbre noir et blanc, et dont le lecteur se souvient peut-être. Grillo conduisait Fabrice à cette chapelle, il lui ouvrait le petit escalier du clocher: son devoir eût été de l’y suivre, mais, comme les soirées commençaient à être fraîches, le geôlier le laissait monter seul, l’enfermait à clef dans ce clocher qui communiquait à la terrasse, et retournait se chauffer dans sa chambre. Eh bien! un soir, Clélia ne pourrait-elle pas se trouver, escortée par sa femme de chambre, dans la chapelle de marbre noir?
Toute la longue lettre par laquelle Fabrice répondait à celle de Clélia était calculée pour obtenir cette entrevue. Du reste, il lui faisait confidence avec une sincérité parfaite, et comme s’il se fût agi d’une autre personne, de toutes les raisons qui le décidaient à ne pas quitter la citadelle.
«Je m’exposerais chaque jour à la perspective de mille morts pour avoir le bonheur de vous parler à l’aide de nos alphabets, qui maintenant ne nous arrêtent pas un instant, et vous voulez que je fasse la duperie de m’exiler à Parme, ou peut-être à Bologne, ou même à Florence! Vous voulez que je marche pour m’éloigner de vous! Sachez qu’un tel effort m’est impossible; c’est en vain que je vous donnerais ma parole, je ne pourrais la tenir.»
Le résultat de cette demande de rendez-vous fut une absence de Clélia, qui ne dura pas moins de cinq jours; pendant cinq jours elle ne vint à la volière que dans les instants où elle savait que Fabrice ne pouvait pas faire usage de la petite ouverture pratiquée à l’abat-jour. Fabrice fut au désespoir; il conclut de cette absence que, malgré certains regards qui lui avaient fait concevoir de folles espérances, jamais il n’avait inspiré à Clélia d’autres sentiments que ceux d’une simple amitié. «En ce cas, se disait-il, que m’importe la vie? que le prince me la fasse perdre, il sera le bienvenu; raison de plus pour ne pas quitter la forteresse.» Et c’était avec un profond sentiment de dégoût que, toutes les nuits, il répondait aux signaux de la petite lampe. La duchesse le crut tout à fait fou quand elle lut, sur le bulletin des signaux que Ludovic lui apportait tous les matins, ces mots étranges:je ne veux pas me sauver; je veux mourir ici!
Pendant ces cinq journées, si cruelles pour Fabrice, Clélia était plus malheureuse que lui; elle avait eu cette idée, si poignante pour une âme généreuse: «Mon devoir est de m’enfuir dans un couvent, loin de la citadelle; quand Fabrice saura que je ne suis plus ici, et je le lui ferai dire par Grillo et par tous les geôliers, alors il se déterminera à une tentative d’évasion.» Mais aller au couvent, c’était renoncer à jamais revoir Fabrice; et renoncer à le voir quand il donnait une preuve si évidente que les sentiments qui avaient pu autrefois le lier à la duchesse n’existaient plus maintenant! Quelle preuve d’amour plus touchante un jeune homme pouvait-il donner? Après sept longs mois de prison, qui avaient gravement altéré sa santé, il refusait de reprendre sa liberté. Un être léger, tel que les discours des courtisans avaient dépeint Fabrice aux yeux de Clélia, eût sacrifié vingt maîtresses pour sortir un jour plus tôt de la citadelle; et que n’eût-il pas fait pour sortir d’une prison où chaque jour le poison pouvait mettre fin à sa vie!
Clélia manqua de courage, elle commit la faute insigne de ne pas chercher un refuge dans un couvent, ce qui en même temps lui eût donné un moyen tout naturel de rompre avec le marquis Crescenzi. Une fois cette faute commise, comment résister à ce jeune homme si aimable, si naturel, si tendre, qui exposait sa vie à des périls affreux pour obtenir le simple bonheur de l’apercevoir d’une fenêtre à l’autre? Après cinq jours de combats affreux, entremêlés de moments de mépris pour elle-même, Clélia se détermina à répondre à la lettre par laquelle Fabrice sollicitait le bonheur de lui parler dans la chapelle de marbre noir. A la vérité elle refusait, et en termes assez durs; mais de ce moment toute tranquillité fut perdue pour elle, à chaque instant son imagination lui peignait Fabrice succombant aux atteintes du poison; elle venait six ou huit fois par jour à la volière, elle éprouvait le besoin passionné de s’assurer par ses yeux que Fabrice vivait.
«S’il est encore à la forteresse, se disait-elle, s’il est exposé à toutes les horreurs que la faction Raversi trame peut-être contre lui dans le but de chasser le comte Mosca, c’est uniquement parce que j’ai eu la lâcheté de ne pas m’enfuir au couvent! Quel prétexte pour rester ici une fois qu’il eût été certain que je m’en étais éloignée à jamais?»
Cette fille si timide à la fois et si hautaine en vint à courir la chance d’un refus de la part du geôlier Grillo; bien plus, elle s’exposa à tous les commentaires que cet homme pourrait se permettre sur la singularité de sa conduite. Elle descendit à ce degré d’humiliation de le faire appeler, et de lui dire d’une voix tremblante et qui trahissait tout son secret, que sous peu de jours Fabrice allait obtenir sa liberté, que la duchesse Sanseverina se livrait dans cet espoir aux démarches les plus actives, que souvent il était nécessaire d’avoir à l’instant même la réponse du prisonnier à de certaines propositions qui étaient faites, et qu’elle l’engageait, lui Grillo, à permettre à Fabrice de pratiquer une ouverture dans l’abat-jour qui masquait sa fenêtre, afin qu’elle pût lui communiquer par signes les avis qu’elle recevait plusieurs fois la journée de Mme Sanseverina.