Clélia avait grandement raison d’être triste, c’était une sérénade que lui donnait le marquis Crescenzi; une démarche aussi publique était en quelque sorte l’annonce officielle du mariage. Jusqu’au jour même de la sérénade, et jusqu’à neuf heures du soir, Clélia avait fait la plus belle résistance, mais elle avait eu la faiblesse de céder à la menace d’être envoyée immédiatement au couvent, qui lui avait été faite par son père.
«Quoi! je ne le verrais plus!» s’était-elle dit en pleurant. C’est en vain que sa raison avait ajouté: «Je ne le verrais plus, cet être qui fera mon malheur de toutes les façons, je ne verrais plus cet amant de la duchesse, je ne verrais plus cet homme léger qui a eu dix maîtresses connues à Naples, et les a toutes trahies; je ne verrais plus ce jeune ambitieux qui, s’il survit à la sentence qui pèse sur lui, va s’engager dans les ordres sacrés! Ce serait un crime pour moi de le regarder encore lorsqu’il sera hors de cette citadelle, et son inconstance naturelle m’en épargnera la tentation; car, que suis-je pour lui? un prétexte pour passer moins ennuyeusement quelques heures de chacune de ses journées de prison.» Au milieu de toutes ces injures, Clélia vint à se souvenir du sourire avec lequel il regardait les gendarmes qui l’entouraient lorsqu’il sortait du bureau d’écrou pour monter à la tour Farnèse. Les larmes inondèrent ses yeux: «Cher ami, que ne ferais-je pas pour toi! Tu me perdras, je le sais, tel est mon destin; je me perds moi-même d’une manière atroce en assistant ce soir à cette affreuse sérénade mais demain, à midi, je reverrai tes yeux!»
Ce fut précisément le lendemain de ce jour où Clélia avait fait de si grands sacrifices au jeune prisonnier qu’elle aimait d’une passion si vive; ce fut le lendemain de ce jour où, voyant tous ses défauts, elle lui avait sacrifié sa vie, que Fabrice fut désespéré de sa froideur. Si même en n’employant que le langage si imparfait des signes il eût fait la moindre violence à l’âme de Clélia, probablement elle n’eût pu retenir ses larmes, et Fabrice eût obtenu l’aveu de tout ce qu’elle sentait pour lui, mais il manquait d’audace, il avait une trop mortelle crainte d’offenser Clélia, elle pouvait le punir d’une peine trop sévère. En d’autres termes, Fabrice n’avait aucune expérience du genre d’émotion que donne une femme que l’on aime; c’était une sensation qu’il n’avait jamais éprouvée, même dans sa plus faible nuance. Il lui fallut huit jours, après celui de la sérénade, pour se remettre avec Clélia sur le pied accoutumé de bonne amitié. La pauvre fille s’armait de sévérité, mourant de crainte de se trahir, et il semblait à Fabrice que chaque jour il était moins bien avec elle.
Un jour, et il y avait alors près de trois mois que Fabrice était en prison sans avoir eu aucune communication quelconque avec le dehors, et pourtant sans se trouver malheureux; Grillo était resté fort tard le matin dans sa chambre; Fabrice ne savait comment le renvoyer, il était au désespoir; enfin midi et demi avait déjà sonné lorsqu’il put ouvrir les deux petites trappes d’un pied de haut qu’il avait pratiquées à l’abat-jour fatal.
Clélia était debout à la fenêtre de la volière, les yeux fixés sur celle de Fabrice; ses traits contractés exprimaient le plus violent désespoir. A peine vit-elle Fabrice, qu’elle lui fit signe que tout était perdu: elle se précipita à son piano et, feignant de chanter un récitatif de l’opéra alors à la mode, elle lui dit, en phrases interrompues par le désespoir et par la crainte d’être comprise par les sentinelles qui se promenaient sous la fenêtre:
– Grand Dieu! vous êtes encore en vie? Que ma reconnaissance est grande envers le Ciel! Barbone, ce geôlier dont vous punîtes l’insolence le jour de votre entrée ici, avait disparu, il n’était plus dans la citadelle; avant-hier soir il est rentré, et depuis hier j’ai lieu de croire qu’il cherche à vous empoisonner. Il vient rôder dans la cuisine particulière du palais qui fournit vos repas. Je ne sais rien de sûr, mais ma femme de chambre croit que cette figure atroce ne vient dans les cuisines du palais que dans le dessein de vous ôter la vie. Je mourais d’inquiétude ne vous voyant point paraître, je vous croyais mort. Abstenez-vous de tout aliment jusqu’à nouvel avis, je vais faire l’impossible pour vous faire parvenir quelque peu de chocolat. Dans tous les cas, ce soir à neuf heures, si la bonté du Ciel veut que vous ayez un fil, ou que vous puissiez former un ruban avec votre linge, laissez-le descendre de votre fenêtre sur les orangers, j’y attacherai une corde que vous retirerez à vous, et à l’aide de cette corde je vous ferai passer du pain et du chocolat.»
Fabrice avait conservé comme un trésor le morceau de charbon qu’il avait trouvé dans le poêle de sa chambre: il se hâta de profiter de l’émotion de Clélia, et d’écrire sur sa main une suite de lettres dont l’apparition successive formait ces mots:
– Je vous aime, et la vie ne m’est précieuse que parce que je vous vois; surtout envoyez-moi du papier et un crayon.
Ainsi que Fabrice l’avait espéré, l’extrême terreur qu’il lisait dans les traits de Clélia empêcha la jeune fille de rompre l’entretien après ce mot si hardi, je vous aime; elle se contenta de témoigner beaucoup d’humeur. Fabrice eut l’esprit d’ajouter:
– Par le grand vent qu’il fait aujourd’hui, je n’entends que fort imparfaitement les avis que vous daignez me donner en chantant, le son du piano couvre la voix. Qu’est-ce que c’est, par exemple, que ce poison dont vous me parlez?
A ce mot, la terreur de la jeune fille reparut tout entière; elle se mit à la hâte à tracer de grandes lettres à l’encre sur les pages d’un livre qu’elle déchira, et Fabrice fut transporté de joie en voyant enfin établi, après trois mois de soins, ce moyen de correspondance qu’il avait si vainement sollicité. Il n’eut garde d’abandonner la petite ruse qui lui avait si bien réussi, il aspirait à écrire des lettres, et feignait à chaque instant de ne pas bien saisir les mots dont Clélia exposait successivement à ses yeux toutes les lettres.
Elle fut obligée de quitter la volière pour courir auprès de son père; elle craignait par-dessus tout qu’il ne vînt l’y chercher; son génie soupçonneux n’eût point été content du grand voisinage de la fenêtre de cette volière et de l’abat-jour qui masquait celle du prisonnier. Clélia elle-même avait eu l’idée quelques moments auparavant, lorsque la non-apparition de Fabrice la plongeait dans une si mortelle inquiétude, que l’on pourrait jeter une petite pierre enveloppée d’un morceau de papier vers la partie supérieure de cet abat-jour; si le hasard voulait qu’en cet instant le geôlier chargé de la garde de Fabrice ne se trouvât pas dans sa chambre, c’était un moyen de correspondance certain.
Notre prisonnier se hâta de construire une sorte de ruban avec du linge; et le soir, un peu après neuf heures, il entendit fort bien de petits coups frappés sur les caisses des orangers qui se trouvaient sous sa fenêtre; il laissa glisser son ruban qui lui ramena une petite corde fort longue, à l’aide de laquelle il retira d’abord une provision de chocolat, et ensuite, à son inexprimable satisfaction, un rouleau de papier et un crayon. Ce fut en vain qu’il tendit la corde ensuite, il ne reçut plus rien; apparemment que les sentinelles s’étaient rapprochées des orangers. Mais il était ivre de joie. Il se hâta d’écrire une lettre infinie à Clélia: à peine fut-elle terminée qu’il l’attacha à sa corde et la descendit. Pendant plus de trois heures il attendit vainement qu’on vînt la prendre, et plusieurs fois la retira pour y faire des changements. «Si Clélia ne voit pas ma lettre ce soir, se disait-il, tandis qu’elle est encore émue par ses idées de poison, peut-être demain matin rejettera-t-elle bien loin l’idée de recevoir une lettre.»