– Celui-là a l’air d’un bon enfant… dirent les geôliers en s’en allant… et il n’y a qu’une chose à désirer, c’est que nos messieurs lui laissent passer de l’argent.
Quand il fut seul et un peu remis de tout ce tapage: «Est-il possible que ce soit là la prison, se dit Fabrice en regardant cet immense horizon de Trévise au mont Viso, la chaîne si étendue des Alpes, les pics couverts de neige, les étoiles, etc., et une première nuit en prison encore! Je conçois que Clélia Conti se plaise dans cette solitude aérienne; on est ici à mille lieues au-dessus des petitesses et des méchancetés qui nous occupent là-bas. Si ces oiseaux qui sont là sous ma fenêtre lui appartiennent, je la verrai… Rougira-t-elle en m’apercevant?» Ce fut en discutant cette grande question que le prisonnier trouva le sommeil à une heure fort avancée de la nuit.
Dès le lendemain de cette nuit, la première passée en prison, et durant laquelle il ne s’impatienta pas une seule fois, Fabrice fut réduit à faire la conversation avec Fox le chien anglais; Grillo le geôlier lui faisait bien toujours des yeux fort aimables, mais un ordre nouveau le rendait muet, et il n’apportait ni linge ni nébieu.
«Verrai-je Clélia? se dit Fabrice en s’éveillant. Mais ces oiseaux sont-ils à elle?» Les oiseaux commençaient à jeter des petits cris et à chanter, et à cette élévation c’était le seul bruit qui s’entendît dans les airs. Ce fut une sensation pleine de nouveauté et de plaisir pour Fabrice que ce vaste silence qui régnait à cette hauteur: il écoutait avec ravissement les petits gazouillements interrompus et si vifs par lesquels ses voisins les oiseaux saluaient le jour. «S’ils lui appartiennent, elle paraîtra un instant dans cette chambre, là sous ma fenêtre», et tout en examinant les immenses chaînes des Alpes, vis-à-vis le premier étage desquelles la citadelle de Parme semblait s’élever comme un ouvrage avancé, ses regards revenaient à chaque instant aux magnifiques cages de citronnier et de bois d’acajou qui, garnies de fils dorés, s’élevaient au milieu de la chambre fort claire, servant de volière. Ce que Fabrice n’apprit que plus tard, c’est que cette chambre était la seule du second étage du palais qui eût de l’ombre de onze heures à quatre; elle était abritée par la tour Farnèse.
«Quel ne va pas être mon chagrin, se dit Fabrice, si au lieu de cette physionomie céleste et pensive que j’attends et qui rougira peut-être un peu si elle m’aperçoit, je vois arriver la grosse figure de quelque femme de chambre bien commune, chargée par procuration de soigner les oiseaux! Mais si je vois Clélia, daignera-t-elle m’apercevoir? Ma foi, il faut faire des indiscrétions pour être remarqué; ma situation doit avoir quelques privilèges; d’ailleurs nous sommes tous deux seuls ici et si loin du monde! Je suis un prisonnier, apparemment ce que le général Conti et les autres misérables de cette espèce appellent un de leurs subordonnés… Mais elle a tant d’esprit, ou pour mieux dire tant d’âme, comme le suppose le comte, que peut-être, à ce qu’il dit, méprise-t-elle le métier de son père; de là viendrait sa mélancolie! Noble cause de tristesse! Mais après tout, je ne suis point précisément un étranger pour elle. Avec quelle grâce pleine de modestie elle m’a salué hier soir! Je me souviens fort bien que lors de notre rencontre près de Côme je lui dis: «Un jour je viendrai voir vos beaux tableaux de Parme, vous souviendrez-vous de ce nom: Fabrice del Dongo?» L’aura-t-elle oublié? elle était si jeune alors!
«Mais à propos, se dit Fabrice étonné en interrompant tout à coup le cours de ses pensées, j’oublie d’être en colère! Serais-je un de ces grands courages comme l’antiquité en a montré quelques exemples au monde? Suis-je un héros sans m’en douter? Comment! moi qui avais tant de peur de la prison, j’y suis, et je ne me souviens pas d’être triste! c’est bien le cas de dire que la peur a été cent fois pire que le mal. Quoi! j’ai besoin de me raisonner pour être affligé de cette prison, qui, comme le dit Blanès, peut durer dix ans comme dix mois? Serait-ce l’étonnement de tout ce nouvel établissement qui me distrait de la peine que je devrais éprouver? Peut-être que cette bonne humeur indépendante de ma volonté et peu raisonnable cessera tout à coup, peut-être en un instant je tomberai dans le noir malheur que je devrais éprouver.
«Dans tous les cas, il est bien étonnant d’être en prison et de devoir se raisonner pour être triste! Ma foi, j’en reviens à ma supposition, peut-être que j’ai un grand caractère.»
Les rêveries de Fabrice furent interrompues par le menuisier de la citadelle, lequel venait prendre mesure d’abat-jour pour ses fenêtres; c’était la première fois que cette prison servait, et l’on avait oublié de la compléter en cette partie essentielle.
«Ainsi, se dit Fabrice, je vais être privé de cette vue sublime», et il cherchait à s’attrister de cette privation.
– Mais quoi! s’écria-t-il tout à coup parlant au menuisier, je ne verrai plus ces jolis oiseaux?
– Ah! les oiseaux de Mademoiselle! qu’elle aime tant! dit cet homme avec l’air de la bonté; cachés, éclipsés, anéantis comme tout le reste.
Parler était défendu au menuisier tout aussi strictement qu’aux geôliers, mais cet homme avait pitié de la jeunesse du prisonnier: il lui apprit que ces abat-jour énormes, placés sur l’appui des deux fenêtres, et s’éloignant du mur tout en s’élevant, ne devaient laisser aux détenus que la vue du ciel.
– On fait cela pour la morale, lui dit-il, afin d’augmenter une tristesse salutaire et l’envie de se corriger dans l’âme des prisonniers; le général, ajouta le menuisier, a aussi inventé de leur retirer les vitres, et de les faire remplacer à leurs fenêtres par du papier huilé.
Fabrice aima beaucoup le tour épigrammatique de cette conversation, fort rare en Italie.
– Je voudrais bien avoir un oiseau pour me désennuyer, je les aime à la folie; achetez-en un de la femme de chambre de Mlle Clélia Conti.
– Quoi! vous la connaissez, s’écria le menuisier, que vous dites si bien son nom?
– Qui n’a pas ouï parler de cette beauté si célèbre? Mais j’ai eu l’honneur de la rencontrer plusieurs fois à la cour.
– La pauvre demoiselle s’ennuie bien ici, ajouta le menuisier; elle passe sa vie là avec ses oiseaux. Ce matin elle vient de faire acheter de beaux orangers que l’on a placés par son ordre à la porte de la tour sous votre fenêtre; sans la corniche vous pourriez les voir.
Il y avait dans cette réponse des mots bien précieux pour Fabrice, il trouva une façon obligeante de donner quelque argent au menuisier.
– Je fais deux fautes à la fois, lui dit cet homme, je parle à Votre Excellence et je reçois de l’argent. Après demain, en revenant pour les abat-jour, j’aurai un oiseau dans ma poche, et si je ne suis pas seul, je ferai semblant de le laisser envoler; si je puis même, je vous apporterai un livre de prières: vous devez bien souffrir de ne pas pouvoir dire vos offices.
«Ainsi, se dit Fabrice, dès qu’il fut seul, ces oiseaux sont à elle, mais dans deux jours je ne les verrai plus!» A cette pensée, ses regards prirent une teinte de malheur. Mais enfin, à son inexprimable joie, après une si longue attente et tant de regards, vers midi Clélia vint soigner ses oiseaux. Fabrice resta immobile et sans respiration, il était debout contre les énormes barreaux de sa fenêtre et fort près. Il remarqua qu’elle ne levait pas les yeux sur lui, mais ses mouvements avaient l’air gêné, comme ceux de quelqu’un qui se sent regardé. Quand elle l’aurait voulu, la pauvre fille n’aurait pas pu oublier le sourire si fin qu’elle avait vu errer sur les lèvres du prisonnier, la veille, au moment où les gendarmes l’emmenaient du corps de garde.