«Tu sais, ajouta-t-il à voix basse en se rapprochant de la comtesse, et fixant sur elle ses yeux d’où jaillissaient des flammes, tu sais ce jeune marronnier que ma mère, l’hiver de ma naissance, planta elle-même au bord de la grande fontaine dans notre forêt, à deux lieues d’ici: avant de rien faire, j’ai voulu l’aller visiter. Le printemps n’est pas trop avancé, me disais-je: eh bien! si mon arbre a des feuilles, ce sera un signe pour moi. Moi aussi je dois sortir de l’état de torpeur où je languis dans ce triste et froid château. Ne trouves-tu pas que ces vieux murs noircis, symboles maintenant et autrefois moyens du despotisme, sont une véritable image du triste hiver? ils sont pour moi ce que l’hiver est pour mon arbre.
«Le croirais-tu, Gina? hier soir à sept heures et demie j’arrivais à mon marronnier; il avait des feuilles, de jolies petites feuilles déjà assez grandes! Je les baisai sans leur faire de mal. J’ai bêché la terre avec respect à l’entour de l’arbre chéri. Aussitôt, rempli d’un transport nouveau, j’ai traversé la montagne; je suis arrivé à Menagio: il me fallait un passeport pour entrer en Suisse. Le temps avait volé, il était déjà une heure du matin quand je me suis vu à la porte de Vasi. Je pensais devoir frapper longtemps pour le réveiller; mais il était debout avec trois de ses amis. A mon premier mot: «Tu vas rejoindre Napoléon!» s’est-il écrié, et il m’a sauté au cou. Les autres aussi m’ont embrassé avec transport. «Pourquoi suis-je marié!» disait l’un d’eux.
Mme Pietranera était devenue pensive; elle crut devoir présenter quelques objections. Si Fabrice eût eu la moindre expérience, il eût bien vu que la comtesse elle-même ne croyait pas aux bonnes raisons qu’elle se hâtait de lui donner. Mais, à défaut d’expérience, il avait de la résolution; il ne daigna pas même écouter ces raisons. La comtesse se réduisit bientôt à obtenir de lui que du moins il fît part de son projet à sa mère.
– Elle le dira à mes sœurs, et ces femmes me trahiront à leur insu! s’écria Fabrice avec une sorte de hauteur héroïque.
– Parlez donc avec plus de respect, dit la comtesse souriant au milieu de ses larmes, du sexe qui fera votre fortune; car vous déplairez toujours aux hommes, vous avez trop de feu pour les âmes prosaïques.
La marquise fondit en larmes en apprenant l’étrange projet de son fils; elle n’en sentait pas l’héroïsme, et fit tout son possible pour le retenir. Quand elle fut convaincue que rien au monde, excepté les murs d’une prison, ne pourrait l’empêcher de partir, elle lui remit le peu d’argent qu’elle possédait; puis elle se souvint qu’elle avait depuis la veille huit ou dix petits diamants valant peut-être dix mille francs, que le marquis lui avait confiés pour les faire monter à Milan. Les sœurs de Fabrice entrèrent chez leur mère tandis que la comtesse cousait ces diamants dans l’habit de voyage de notre héros; il rendait à ces pauvres femmes leurs chétifs napoléons. Ses sœurs furent tellement enthousiasmées de son projet, elles l’embrassaient avec une joie si bruyante qu’il prit à la main quelques diamants qui restaient encore à cacher, et voulut partir sur-le-champ.
– Vous me trahiriez à votre insu, dit-il à ses sœurs. Puisque j’ai tant d’argent, il est inutile d’emporter des hardes; on en trouve partout. Il embrassa ces personnes qui lui étaient si chères, et partit à l’instant même sans vouloir rentrer dans sa chambre. Il marcha si vite, craignant toujours d’être poursuivi par des gens à cheval, que le soir même il entrait à Lugano. Grâce à Dieu, il était dans une ville suisse, et ne craignait plus d’être violenté sur la route solitaire par des gendarmes payés par son père. De ce lieu, il lui écrivit une belle lettre, faiblesse d’enfant qui donna de la consistance à la colère du marquis. Fabrice prit la poste, passa le Saint-Gothard; son voyage fut rapide, et il entra en France par Pontarlier. L’Empereur était à Paris. Là commencèrent les malheurs de Fabrice; il était parti dans la ferme intention de parler à l’Empereur: jamais il ne lui était venu à l’esprit que ce fût chose difficile. A Milan, dix fois par jour il voyait le prince Eugène et eût pu lui adresser la parole. A Paris, tous les matins, il allait dans la cour du château des Tuileries assister aux revues passées par Napoléon; mais jamais il ne put approcher de l’Empereur. Notre héros croyait tous les Français profondément émus comme lui de l’extrême danger que courait la patrie. A la table de l’hôtel où il était descendu, il ne fit point mystère de ses projets et de son dévouement; il trouva des jeunes gens d’une douceur aimable, encore plus enthousiastes que lui, et qui, en peu de jours, ne manquèrent pas de lui voler tout l’argent qu’il possédait. Heureusement, par pure modestie, il n’avait pas parlé des diamants donnés par sa mère. Le matin où, à la suite d’une orgie, il se trouva décidément volé, il acheta deux beaux chevaux, prit pour domestique un ancien soldat palefrenier du maquignon, et, dans son mépris pour les jeunes Parisiens beaux parleurs, partit pour l’armée. Il ne savait rien, sinon qu’elle se rassemblait vers Maubeuge. A peine fut-il arrivé sur la frontière, qu’il trouva ridicule de se tenir dans une maison, occupé à se chauffer devant une bonne cheminée, tandis que des soldats bivouaquaient. Quoi que pût lui dire son domestique, qui ne manquait pas de bon sens, il courut se mêler imprudemment aux bivouacs de l’extrême frontière, sur la route de Belgique. A peine fut-il arrivé au premier bataillon placé à côté de la route, que les soldats se mirent à regarder ce jeune bourgeois, dont la mise n’avait rien qui rappelât l’uniforme. La nuit tombait, il faisait un vent froid. Fabrice s’approcha d’un feu, et demanda l’hospitalité en payant. Les soldats se regardèrent étonnés surtout de l’idée de payer, et lui accordèrent avec bonté une place au feu; son domestique lui fit un abri. Mais, une heure après, l’adjudant du régiment passant à portée du bivouac, les soldats allèrent lui raconter l’arrivée de cet étranger parlant mal français. L’adjudant interrogea Fabrice, qui lui parla de son enthousiasme pour l’Empereur avec un accent fort suspect; sur quoi ce sous-officier le pria de le suivre jusque chez le colonel, établi dans une ferme voisine. Le domestique de Fabrice s’approcha avec les deux chevaux. Leur vue parut frapper si vivement l’adjudant sous-officier, qu’aussitôt il changea de pensée, et se mit à interroger aussi le domestique. Celui-ci, ancien soldat, devinant d’abord le plan de campagne de son interlocuteur, parla des protections qu’avait son maître, ajoutant que, certes, on ne lui chiperait pas ses beaux chevaux. Aussitôt un soldat appelé par l’adjudant lui mit la main sur le collet; un autre soldat prit soin des chevaux, et, d’un air sévère, l’adjudant ordonna à Fabrice de le suivre sans répliquer.
Après lui avoir fait faire une bonne lieue, à pied, dans l’obscurité rendue plus profonde en apparence par le feu des bivouacs qui de toutes parts éclairaient l’horizon, l’adjudant remit Fabrice à un officier de gendarmerie qui, d’un air grave, lui demanda ses papiers. Fabrice montra son passeport qui le qualifiait marchand de baromètres portant sa marchandise.
– Sont-ils bêtes, s’écria l’officier, c’est aussi trop fort!
Il fit des questions à notre héros qui parla de l’Empereur et de la liberté dans les termes du plus vif enthousiasme; sur quoi l’officier de gendarmerie fut saisi d’un rire fou.
– Parbleu! tu n’es pas trop adroit! s’écria-t-il. Il est un peu fort de café que l’on ose nous expédier des blancs-becs de ton espèce!