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Le pauvre général Fontana montra sa figure pâle et totalement renversée, et ce fut avec l’air d’un homme à l’agonie qu’il prononça ces mots mal articulés:

– Son Excellence le comte Mosca sollicite l’honneur d’être introduit.

– Qu’il entre! dit le prince en criant.

Et comme Mosca saluait:

– Eh bien! lui dit-il, voici Mme la duchesse Sanseverina qui prétend quitter Parme à l’instant pour aller s’établir à Naples, et qui par-dessus le marché me dit des impertinences.

– Comment! dit Mosca pâlissant.

– Quoi! vous ne saviez pas ce projet de départ?

– Pas la première parole; j’ai quitté Madame à six heures, joyeuse et contente.

Ce mot produisit sur le prince un effet incroyable. D’abord il regarda Mosca; sa pâleur croissante lui montra qu’il disait vrai et n’était point complice du coup de tête de la duchesse. «En ce cas, se dit-il, je la perds pour toujours; plaisir et vengeance, tout s’envole en même temps. A Naples elle fera des épigrammes avec son neveu Fabrice sur la grande colère du petit prince de Parme.» Il regarda la duchesse; le plus violent mépris et la colère se disputaient son cœur; ses yeux étaient fixés en ce moment sur le comte Mosca, et les contours si fins de cette belle bouche exprimaient le dédain le plus amer. Toute cette figure disait: vil courtisan! «Ainsi, pensa le prince, après l’avoir examinée, je perds ce moyen de la rappeler en ce pays. Encore en ce moment, si elle sort de ce cabinet elle est perdue pour moi, Dieu sait ce qu’elle dira de mes juges à Naples… Et avec cet esprit et cette force de persuasion divine que le ciel lui a donnés, elle se fera croire de tout le monde. Je lui devrai la réputation d’un tyran ridicule qui se lève la nuit pour regarder sous son lit…» Alors, par une manœuvre adroite et comme cherchant à se promener pour diminuer son agitation, le prince se plaça de nouveau devant la porte du cabinet; le comte était à sa droite à trois pas de distance, pâle, défait et tellement tremblant qu’il fut obligé de chercher un appui sur le dos du fauteuil que la duchesse avait occupé au commencement de l’audience, et que le prince dans un mouvement de colère avait poussé au loin. Le comte était amoureux. «Si la duchesse part je la suis, se disait-il; mais voudra-t-elle de moi à sa suite? voilà la question.»

A la gauche du prince, la duchesse debout, les bras croisés et serrés contre la poitrine, le regardait avec une impertinence admirable; une pâleur complète et profonde avait succédé aux vives couleurs qui naguère animaient cette tête sublime.

Le prince, au contraire des deux autres personnages, avait la figure rouge et l’air inquiet; sa main gauche jouait d’une façon convulsive avec la croix attachée au grand cordon de son ordre qu’il portait sous l’habit; de la main droite il se caressait le menton.

– Que faut-il faire? dit-il au comte, sans trop savoir ce qu’il faisait lui-même et entraîné par l’habitude de le consulter sur tout.

– Je n’en sais rien en vérité, Altesse Sérénissime, répondit le comte de l’air d’un homme qui rend le dernier soupir.

Il pouvait à peine prononcer les mots de sa réponse. Le ton de cette voix donna au prince la première consolation que son orgueil blessé eût trouvée dans cette audience, et ce petit bonheur lui fournit une phrase heureuse pour son amour-propre.

– Eh bien! dit-il, je suis le plus raisonnable des trois; je veux bien faire abstraction complète de ma position dans le monde. Je vais parler comme un ami.

Et il ajouta, avec un beau sourire de condescendance bien imité des temps heureux de Louis XIV:

– Comme un ami parlant à des amis, Madame la duchesse, ajouta-t-il, que faut-il faire pour vous faire oublier une résolution intempestive?

– En vérité, je n’en sais rien, répondit la duchesse avec un grand soupir, en vérité je n’en sais rien, tant j’ai Parme en horreur.

Il n’y avait nulle intention d’épigramme dans ce mot, on voyait que la sincérité même parlait par sa bouche.

Le comte se tourna vivement de son côté; l’âme du courtisan était scandalisée: puis il adressa au prince un regard suppliant. Avec beaucoup de dignité et de sang-froid le prince laissa passer un moment; puis s’adressant au comte:

– Je vois, dit-il, que votre charmante amie est tout à fait hors d’elle-même; c’est tout simple, elle adore son neveu.

Et, se tournant vers la duchesse, il ajouta, avec le regard le plus galant et en même temps de l’air que l’on prend pour citer le mot d’une comédie:

– Que faut-il faire pour plaire à ces beaux yeux?

La duchesse avait eu le temps de réfléchir; d’un ton ferme et lent, et comme si elle eût dicté son ultimatum, elle répondit:

– Son Altesse m’écrirait une lettre gracieuse, comme elle sait si bien les faire; elle me dirait que, n’étant point convaincue de la culpabilité de Fabrice del Dongo, premier grand vicaire de l’archevêque, elle ne signera point la sentence quand on viendra la lui présenter, et que cette procédure injuste n’aura aucune suite à l’avenir.

– Comment injuste! s’écria le prince en rougissant jusqu’au blanc des yeux, et reprenant sa colère.

– Ce n’est pas tout! répliqua la duchesse avec une fierté romaine; dès ce soir, et, ajouta-t-elle en regardant la pendule, il est déjà onze heures et un quart; dès ce soir Son Altesse Sérénissime enverra dire à la marquise Raversi qu’elle lui conseille d’aller à la campagne pour se délasser des fatigues qu’a dû lui causer un certain procès dont elle parlait dans son salon au commencement de la soirée.

Le duc se promenait dans son cabinet comme un homme furieux.

– Vit-on jamais une telle femme?… s’écriait-il; elle me manque de respect.

La duchesse répondit avec une grâce parfaite:

– De la vie je n’ai eu l’idée de manquer de respect à Son Altesse Sérénissime: Son Altesse a eu l’extrême condescendance de dire qu’elle parlait comme un ami à des amis. Je n’ai, du reste, aucune envie de rester à Parme, ajouta-t-elle en regardant le comte avec le dernier mépris.

Ce regard décida le prince, jusqu’ici fort incertain, quoique ces paroles eussent semblé annoncer un engagement; il se moquait fort des paroles.

Il y eut encore quelques mots d’échangés, mais enfin le comte Mosca reçut l’ordre d’écrire le billet gracieux sollicité par la duchesse. Il omit la phrase:Cette procédure injuste n’aura aucune suite à l’avenir. «Il suffit, se dit le comte, que le prince promette de ne point signer la sentence qui lui sera présentée.» Le prince le remercia d’un coup d’œil en signant.

Le comte eut grand tort, le prince était fatigué et eût tout signé; il croyait se bien tirer de la scène, et toute l’affaire était dominée à ses yeux par ces mots: «Si la duchesse part, je trouverai ma cour ennuyeuse avant huit jours.» Le comte remarqua que le maître corrigeait la date et mettait celle du lendemain. Il regarda la pendule, elle marquait près de minuit. Le ministre ne vit dans cette date corrigée que l’envie pédantesque de faire preuve d’exactitude et de bon gouvernement. Quant à l’exil de la marquise Raversi, il ne fit pas un pli; le prince avait un plaisir particulier à exiler les gens.

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