– Mais si mon nom est ébruité, ajouta-t-il, malgré la grande passion dont j’ai donné tant de preuves à ta maîtresse, je serai obligé de cesser de la voir, et aussitôt les ministres de mon père, ces méchants drôles que je destituerai un jour, ne manqueront pas de lui envoyer l’ordre de vider le pays, que jusqu’ici elle a embelli de sa présence.
Vers le matin, Fabrice combina avec la petite camériste plusieurs projets de rendez-vous pour arriver à la Fausta; il fit appeler Ludovic et un autre de ses gens fort adroit, qui s’entendirent avec la Bettina, pendant qu’il écrivait à la Fausta la lettre la plus extravagante; la situation comportait toutes les exagérations de la tragédie et Fabrice ne s’en fit pas faute. Ce ne fut qu’à la pointe du jour qu’il se sépara de la petite camériste, fort contente des façons du jeune prince.
Il avait été cent fois répété que, maintenant que la Fausta était d’accord avec son amant, celui-ci ne repasserait plus sous les fenêtres du petit palais que lorsqu’on pourrait l’y recevoir, et alors il y aurait signal. Mais Fabrice, amoureux de la Bettina, et se croyant près du dénouement avec la Fausta, ne put se tenir dans son village à deux lieues de Parme. Le lendemain, vers les minuit, il vint à cheval, et bien accompagné, chanter sous les fenêtres de la Fausta un air alors à la mode et dont il changeait les paroles. «N’est-ce pas ainsi qu’en agissent messieurs les amants?» se disait-il.
Depuis que la Fausta avait témoigné le désir d’un rendez-vous, toute cette chasse semblait bien longue à Fabrice. «Non, je n’aime point, se disait-il en chantant assez mal sous les fenêtres du petit palais; la Bettina me semble cent fois préférable à la Fausta, et c’est par elle que je voudrais être reçu en ce moment.» Fabrice, s’ennuyant assez, retournait à son village, lorsque à cinq cents pas du palais de la Fausta quinze ou vingt hommes se jetèrent sur lui, quatre d’entre eux saisirent la bride de son cheval, deux autres s’emparèrent de ses bras. Ludovic et les bravi de Fabrice furent assaillis mais purent se sauver; ils tirèrent quelques coups de pistolet. Tout cela fut l’affaire d’un instant: cinquante flambeaux allumés parurent dans la rue en un clin d’œil et comme par enchantement. Tous ces hommes étaient bien armés. Fabrice avait sauté à bas de son cheval, malgré les gens qui le retenaient; il chercha à se faire jour; il blessa même un des hommes qui lui serrait les bras avec des mains semblables à des étaux; mais il fut bien étonné d’entendre cet homme lui dire du ton le plus respectueux:
– Votre Altesse me fera une bonne pension pour cette blessure, ce qui vaudra mieux pour moi que de tomber dans le crime de lèse-majesté, en tirant l’épée contre mon prince.
«Voici justement le châtiment de ma sottise, se dit Fabrice, je me serai damné pour un péché qui ne me semblait point aimable.»
A peine la petite tentative de combat fut-elle terminée, que plusieurs laquais en grande livrée parurent avec une chaise à porteurs dorée et peinte d’une façon bizarre: c’était une de ces chaises grotesques dont les masques se servent pendant le carnaval. Six hommes, le poignard à la main, prièrent Son Altesse d’y entrer, lui disant que l’air frais de la nuit pourrait nuire à sa voix; on affectait les formes les plus respectueuses, le nom de prince était répété à chaque instant, et presque en criant. Le cortège commença à défiler. Fabrice compta dans la rue plus de cinquante hommes portant des torches allumées. Il pouvait être une heure du matin, tout le monde s’était mis aux fenêtres, la chose se passait avec une certaine gravité. «Je craignais des coups de poignard de la part du comte M***, se dit Fabrice; il se contente de se moquer de moi, je ne lui croyais pas tant de goût. Mais pense-t-il réellement avoir affaire au prince? s’il sait que je ne suis que Fabrice, gare les coups de dague!»
Ces cinquante hommes portant des torches et les vingt hommes armés, après s’être longtemps arrêtés sous les fenêtres de la Fausta, allèrent parader devant les plus beaux palais de la ville. Des majordomes placés aux deux côtés de la chaise à porteurs demandaient de temps à autre à Son Altesse si elle avait quelque ordre à leur donner. Fabrice ne perdit point la tête: à l’aide de la clarté que répandaient les torches, il voyait que Ludovic et ses hommes suivaient le cortège autant que possible. Fabrice se disait: Ludovic n’a que huit ou dix hommes et n’ose attaquer. De l’intérieur de sa chaise à porteurs, Fabrice voyait fort bien que les gens chargés de la mauvaise plaisanterie étaient armés jusqu’aux dents. Il affectait de rire avec les majordomes chargés de le soigner. Après plus de deux heures de marche triomphale, il vit que l’on allait passer à l’extrémité de la rue où était situé le palais Sanseverina.
Comme on tournait la rue qui y conduit, il ouvre avec rapidité la porte de la chaise pratiquée sur le devant, saute par-dessus l’un des bâtons, renverse d’un coup de poignard l’un des estafiers qui lui portait sa torche au visage; il reçoit un coup de dague dans l’épaule, un second estafier lui brûle la barbe avec sa torche allumée, et enfin Fabrice arrive à Ludovic auquel il crie:
– Tue! tue tout ce qui porte des torches!
Ludovic donne des coups d’épée et le délivre de deux hommes qui s’attachaient à le poursuivre. Fabrice arrive en courant jusqu’à la porte du palais Sanseverina; par curiosité, le portier avait ouvert la petite porte haute de trois pieds pratiquée dans la grande, et regardait tout ébahi ce grand nombre de flambeaux. Fabrice entre d’un saut et ferme derrière lui cette porte en miniature; il court au jardin et s’échappe par une porte qui donnait sur une rue solitaire. Une heure après, il était hors de la ville, au jour il passait la frontière des Etats de Modène et se trouvait en sûreté. Le soir il entra dans Bologne. «Voici une belle expédition, se dit-il; je n’ai pas même pu parler à ma belle.» Il se hâta d’écrire des lettres d’excuses au comte et à la duchesse, lettres prudentes, et qui, en peignant ce qui se passait dans son cœur, ne pouvaient rien apprendre à un ennemi. «J’étais amoureux de l’amour, disait-il à la duchesse; j’ai fait tout au monde pour le connaître, mais il paraît que la nature m’a refusé un cœur pour aimer et être mélancolique; je ne puis m’élever plus haut que le vulgaire plaisir, etc.»
On ne saurait donner l’idée du bruit que cette aventure fit dans Parme. Le mystère excitait la curiosité: une infinité de gens avaient vu les flambeaux et la chaise à porteurs. Mais quel était cet homme enlevé et envers lequel on affectait toutes les formes du respect? Le lendemain aucun personnage connu ne manqua dans la ville.
Le petit peuple qui habitait la rue d’où le prisonnier s’était échappé disait bien avoir vu un cadavre, mais au grand jour, lorsque les habitants osèrent sortir de leurs maisons, ils ne trouvèrent d’autres traces du combat que beaucoup de sang répandu sur le pavé. Plus de vingt mille curieux vinrent visiter la rue dans la journée. Les villes d’Italie sont accoutumées à des spectacles singuliers, mais toujours elles savent le pourquoi et le comment. Ce qui choqua Parme dans cette occurrence, ce fut que même un mois après, quand on cessa de parler uniquement de la promenade aux flambeaux, personne, grâce à la prudence du comte Mosca, n’avait pu deviner le nom du rival qui avait voulu enlever la Fausta au comte M***. Cet amant jaloux et vindicatif avait pris la fuite dès le commencement de la promenade. Par ordre du comte, la Fausta fut mise à la citadelle. La duchesse rit beaucoup d’une petite injustice que le comte dut se permettre pour arrêter tout à fait la curiosité du prince, qui autrement eût pu arriver jusqu’au nom de Fabrice.