– Combien la Marietta gagne-t-elle par mois quand elle est engagée? s’écria-t-il de l’air dont un jeune homme qui se respecte entre à Paris au balcon des Bouffes.
– Cinquante écus.
– Vous mentez comme toujours; dites la vérité, ou par Dieu vous n’aurez pas un centime.
– Eh bien, elle gagnait vingt-deux écus dans notre compagnie à Parme, quand nous avons eu le malheur de vous connaître; moi je gagnais douze écus, et nous donnions à Giletti, notre protecteur, chacune le tiers de ce qui nous revenait. Sur quoi, tous les mois à peu près, Giletti faisait un cadeau à la Marietta; ce cadeau pouvait bien valoir deux écus.
– Vous mentez encore; vous, vous ne receviez que quatre écus. Mais si vous êtes bonne avec la Marietta, je vous engage comme si j’étais un impresario; tous les mois vous recevrez douze écus pour vous et vingt-deux pour elle; mais si je lui vois les yeux rouges, je fais banqueroute.
– Vous faites le fier; eh bien! votre rebelle générosité nous ruine, répondit la vieille femme d’un ton furieux; nous perdons l’avviamento (l’achalandage). Quand nous aurons l’énorme malheur d’être privées de la protection de Votre Excellence, nous ne serons plus connues d’aucune troupe, toutes seront au grand complet; nous ne trouverons pas d’engagement, et par vous, nous mourrons de faim.
– Va-t’en au diable, dit Fabrice en s’en allant.
– Je n’irai pas au diable; vilain impie! mais tout simplement au bureau de la police, qui saura de moi que vous êtes un monsignore qui a jeté le froc aux orties, et que vous ne vous appelez pas plus Joseph Bossi que moi.
Fabrice avait déjà descendu quelques marches de l’escalier, il revint.
– D’abord la police sait mieux que toi quel peut être mon vrai nom; mais si tu t’avises de me dénoncer, si tu as cette infamie, lui dit-il d’un grand sérieux, Ludovic te parlera, et ce n’est pas six coups de couteau que recevra ta vieille carcasse, mais deux douzaines, et tu seras pour six mois à l’hôpital, et sans tabac.
La vieille femme pâlit et se précipita sur la main de Fabrice, qu’elle voulut baiser:
– J’accepte avec reconnaissance le sort que vous nous faites, à la Marietta et à moi. Vous avez l’air si bon, que je vous prenais pour un niais; et pensez-y bien, d’autres que moi pourront commettre la même erreur; je vous conseille d’avoir habituellement l’air plus grand seigneur.
Puis elle ajouta avec une impudence admirable:
– Vous réfléchirez à ce bon conseil, et comme l’hiver n’est pas bien éloigné, vous nous ferez cadeau à la Marietta et à moi de deux bons habits de cette belle étoffe anglaise que vend le gros marchand qui est sur la place Saint-Pétrone.
L’amour de la jolie Marietta offrait à Fabrice tous les charmes de l’amitié la plus douce, ce qui le faisait songer au bonheur du même genre qu’il aurait pu trouver auprès de la duchesse.
«Mais n’est-ce pas une chose bien plaisante, se disait-il quelquefois, que je ne sois pas susceptible de cette préoccupation exclusive et passionnée qu’ils appellent de l’amour? Parmi les liaisons que le hasard m’a données à Novare ou à Naples, ai-je jamais rencontré de femme dont la présence, même dans les premiers jours, fût pour moi préférable à une promenade sur un joli cheval inconnu? Ce qu’on appelle amour, ajoutait-il, serait-ce donc encore un mensonge? J’aime sans doute, comme j’ai bon appétit à six heures! Serait-ce cette propension quelque peu vulgaire dont ces menteurs auraient fait l’amour d’Othello, l’amour de Tancrède? ou bien faut-il croire que je suis organisé autrement que les autres hommes? Mon âme manquerait d’une passion, pourquoi cela? ce serait une singulière destinée!»
A Naples, surtout dans les derniers temps, Fabrice avait rencontré des femmes qui, fières de leur rang, de leur beauté et de la position qu’occupaient dans le monde les adorateurs qu’elles lui avaient sacrifiés, avaient prétendu le mener. A la vue de ce projet, Fabrice avait rompu de la façon la plus scandaleuse et la plus rapide. «Or, se disait-il, si je me laisse jamais transporter par le plaisir, sans doute très vif, d’être bien avec cette jolie femme qu’on appelle la duchesse Sanseverina, je suis exactement comme ce Français étourdi qui tua un jour la poule aux œufs d’or. C’est à la duchesse que je dois le seul bonheur que j’aie jamais éprouvé par les sentiments tendres; mon amitié pour elle est ma vie, et d’ailleurs, sans elle que suis-je? un pauvre exilé réduit à vivoter péniblement dans un château délabré des environs de Novare. Je me souviens que durant les grandes pluies d’automne j’étais obligé, le soir, crainte d’accident, d’ajuster un parapluie sur le ciel de mon lit. Je montais les chevaux de l’homme d’affaires, qui voulait bien le souffrir par respect pour mon sang bleu (pour ma haute puissance), mais il commençait à trouver mon séjour un peu long; mon père m’avait assigné une pension de douze cents francs, et se croyait damné de donner du pain à un jacobin. Ma pauvre mère et mes sœurs se laissaient manquer de robes pour me mettre en état de faire quelques petits cadeaux à mes maîtresses. Cette façon d’être généreux me perçait le cœur. Et, de plus, on commençait à soupçonner ma misère, et la jeune noblesse des environs allait me prendre en pitié. Tôt ou tard, quelque fat eût laissé voir son mépris pour un jacobin pauvre et malheureux dans ses desseins, car, aux yeux de ces gens-là, je n’étais pas autre chose. J’aurais donné ou reçu quelque bon coup d’épée qui m’eût conduit à la forteresse de Fenestrelles, ou bien j’eusse de nouveau été me réfugier en Suisse, toujours avec douze cents francs de pension. J’ai le bonheur de devoir à la duchesse l’absence de tous ces maux; de plus, c’est elle qui sent pour moi les transports d’amitié que je devrais éprouver pour elle.
«Au lieu de cette vie ridicule et piètre qui eût fait de moi un animal triste, un sot, depuis quatre ans je vis dans une grande ville et j’ai une excellente voiture, ce qui m’a empêché de connaître l’envie et tous les sentiments bas de la province. Cette tante trop aimable me gronde toujours de ce que je ne prends pas assez d’argent chez le banquier. Veux-je gâter à jamais cette admirable position? Veux-je perdre l’unique amie que j’aie au monde? Il suffit de proférer un mensonge, il suffit de dire à une femme charmante et peut-être unique au monde, et pour laquelle j’ai l’amitié la plus passionnée:Je t’aime, moi qui ne sais pas ce que c’est qu’aimer d’amour. Elle passerait la journée à me faire un crime de l’absence de ces transports qui me sont inconnus. La Marietta, au contraire, qui ne voit pas dans mon cœur et qui prend une caresse pour un transport de l’âme, me croit fou d’amour, et s’estime la plus heureuse des femmes.
«Dans le fait je n’ai connu un peu cette préoccupation tendre qu’on appelle, je crois, l’amour, que pour cette jeune Aniken de l’auberge de Zonders, près de la frontière de Belgique.»
C’est avec regret que nous allons placer ici l’une des plus mauvaises actions de Fabrice: au milieu de cette vie tranquille, une misérable pique de vanité s’empara de ce cœur rebelle à l’amour, et le conduisit fort loin. En même temps que lui se trouvait à Bologne la fameuse Fausta F***, sans contredit l’une des premières chanteuses de notre époque, et peut-être la femme la plus capricieuse que l’on ait jamais vue. L’excellent poète Burati, de Venise, avait fait sur son compte ce fameux sonnet satirique qui alors se trouvait dans la bouche des princes comme des derniers gamins de carrefours.