Il résolut de ne jamais dire de mensonges à la duchesse, et c’est parce qu’il l’aimait à l’adoration en ce moment, qu’il se jura de ne jamais lui dire qu’il l’aimait; jamais il ne prononcerait auprès d’elle le mot d’amour, puisque la passion que l’on appelle ainsi était étrangère à son cœur. Dans l’enthousiasme de générosité et de vertu qui faisait sa félicité en ce moment, il prit la résolution de lui tout dire à la première occasion: son cœur n’avait jamais connu l’amour. Une fois ce parti courageux bien adopté, il se sentit comme délivré d’un poids énorme. «Elle me dira peut-être quelques mots sur Marietta: eh bien! je ne reverrai jamais la petite Marietta», se répondit-il à lui-même avec gaieté.
La chaleur accablante qui avait régné pendant la journée commençait à être tempérée par la brise du matin. Déjà l’aube dessinait par une faible lueur blanche les pics des Alpes qui s’élèvent au nord et à l’orient du lac de Côme. Leurs masses, blanchies par les neiges, même au mois de juin, se dessinent sur l’azur clair d’un ciel toujours pur à ces hauteurs immenses. Une branche des Alpes s’avançant au midi vers l’heureuse Italie sépare les versants du lac de Côme de ceux du lac de Garde. Fabrice suivait de l’œil toutes les branches de ces montagnes sublimes, l’aube en s’éclaircissant venait marquer les vallées qui les séparent en éclairant la brume légère qui s’élevait du fond des gorges.
Depuis quelques instants Fabrice s’était remis en marche; il passa la colline qui forme la presqu’île de Durini, et enfin parut à ses yeux ce clocher du village de Grianta, où si souvent il avait fait des observations d’étoiles avec l’abbé Blanès. «Quelle n’était pas mon ignorance en ce temps-là! Je ne pouvais comprendre, se disait-il, même le latin ridicule de ces traités d’astrologie que feuilletait mon maître, et je crois que je les respectais surtout parce que, n’y entendant que quelques mots par-ci par-là, mon imagination se chargeait de leur prêter un sens, et le plus romanesque possible.»
Peu à peu sa rêverie prit un autre cours. «Y aurait-il quelque chose de réel dans cette science? Pourquoi serait-elle différente des autres? Un certain nombre d’imbéciles et de gens adroits conviennent entre eux qu’ils savent le mexicain, par exemple; ils s’imposent en cette qualité à la société qui les respecte et aux gouvernements qui les paient. On les accable de faveurs précisément parce qu’ils n’ont point d’esprit, et que le pouvoir n’a pas à craindre qu’ils soulèvent les peuples et fassent du pathos à l’aide des sentiments généreux! Par exemple le père Bari, auquel Ernest IV vient d’accorder quatre mille francs de pension et la croix de son ordre pour avoir restitué dix-neuf vers d’un dithyrambe grec!
«Mais, grand Dieu! ai-je bien le droit de trouver ces choses-là ridicules? Est-ce bien à moi de me plaindre? se dit-il tout à coup en s’arrêtant, est-ce que cette même croix ne vient pas d’être donnée à mon gouverneur de Naples?» Fabrice éprouva un sentiment de malaise profond; le bel enthousiasme de vertu qui naguère venait de faire battre son cœur se changeait dans le vil plaisir d’avoir une bonne part dans un vol. «Eh bien! se dit-il enfin avec les yeux éteints d’un homme mécontent de soi, puisque ma naissance me donne le droit de profiter de ces abus, il serait d’une insigne duperie à moi de n’en pas prendre ma part; mais il ne faut point m’aviser de les maudire en public.» Ces raisonnements ne manquaient pas de justesse; mais Fabrice était bien tombé de cette élévation de bonheur sublime où il s’était trouvé transporté une heure auparavant. La pensée du privilège avait desséché cette plante toujours si délicate qu’on nomme le bonheur.
«S’il ne faut pas croire à l’astrologie, reprit-il en cherchant à s’étourdir, si cette science est, comme les trois quarts des sciences non mathématiques, une réunion de nigauds enthousiastes et d’hypocrites adroits et payés par qui ils servent, d’où vient que je pense si souvent et avec émotion à cette circonstance fatale? Jadis je suis sorti de la prison de B…, mais avec l’habit et la feuille de route d’un soldat jeté en prison pour de justes causes.»
Le raisonnement de Fabrice ne put jamais pénétrer plus loin; il tournait de cent façons autour de la difficulté sans parvenir à la surmonter. Il était trop jeune encore; dans ses moments de loisir, son âme s’occupait avec ravissement à goûter les sensations produites par des circonstances romanesques que son imagination était toujours prête à lui fournir. Il était bien loin d’employer son temps à regarder avec patience les particularités réelles des choses pour ensuite deviner leurs causes. Le réel lui semblait encore plat et fangeux; je conçois qu’on n’aime pas à le regarder, mais alors il ne faut pas en raisonner. Il ne faut pas surtout faire des objections avec les diverses pièces de son ignorance.
C’est ainsi que, sans manquer d’esprit, Fabrice ne put parvenir à voir que sa demi-croyance dans les présages était pour lui une religion, une impression profonde reçue à son entrée dans la vie. Penser à cette croyance c’était sentir, c’était un bonheur. Et il s’obstinait à chercher comment ce pouvait être une science prouvée, réelle, dans le genre de la géométrie par exemple. Il recherchait avec ardeur, dans sa mémoire, toutes les circonstances où des présages observés par lui n’avaient pas été suivis de l’événement heureux ou malheureux qu’ils semblaient annoncer. Mais tout en croyant suivre un raisonnement et marcher à la vérité, son attention s’arrêtait avec bonheur sur le souvenir des cas où le présage avait été largement suivi par l’accident heureux ou malheureux qu’il lui semblait prédire, et son âme était frappée de respect et attendrie; et il eût éprouvé une répugnance invincible pour l’être qui eût nié les présages, et surtout s’il eût employé l’ironie.
Fabrice marchait sans s’apercevoir des distances, et il en était là de ses raisonnements impuissants, lorsqu’en levant la tête il vit le mur du jardin de son père. Ce mur, qui soutenait une belle terrasse, s’élevait à plus de quarante pieds au-dessus du chemin, à droite. Un cordon de pierres de taille tout en haut, près de la balustrade, lui donnait un air monumental. «Il n’est pas mal, se dit froidement Fabrice, cela est d’une bonne architecture, presque dans le goût romain.» Il appliquait ses nouvelles connaissances en antiquités. Puis il détourna la tête avec dégoût; les sévérités de son père, et surtout la dénonciation de son frère Ascagne au retour de son voyage en France, lui revinrent à l’esprit.
«Cette dénonciation dénaturée a été l’origine de ma vie actuelle; je puis la haïr, je puis la mépriser, mais enfin elle a changé ma destinée. Que devenais-je une fois relégué à Novare et n’étant presque que souffert chez l’homme d’affaires de mon père, si ma tante n’avait fait l’amour avec un ministre puissant? si cette tante se fût trouvée n’avoir qu’une âme sèche et commune au lieu de cette âme tendre et passionnée et qui m’aime avec une sorte d’enthousiasme qui m’étonne? où en serais-je maintenant si la duchesse avait eu l’âme de son frère le marquis del Dongo?»
Accablé par ces souvenirs cruels, Fabrice ne marchait plus que d’un pas incertain; il parvint au bord du fossé précisément vis-à-vis la magnifique façade du château. Ce fut à peine s’il jeta un regard sur ce grand édifice noirci par le temps. Le noble langage de l’architecture le trouva insensible; le souvenir de son frère et de son père fermait son âme à toute sensation de beauté, il n’était attentif qu’à se tenir sur ses gardes en présence d’ennemis hypocrites et dangereux. Il regarda un instant, mais avec un dégoût marqué, la petite fenêtre de la chambre qu’il occupait avant 1815 au troisième étage. Le caractère de son père avait dépouillé de tout charme les souvenirs de la première enfance. «Je n’y suis pas rentré, pensa-t-il, depuis le 7 mars à 8 heures du soir. J’en sortis pour aller prendre le passeport de Vasi, et le lendemain, la crainte des espions me fit précipiter mon départ. Quand je repassai après le voyage en France, je n’eus pas le temps d’y monter, même pour revoir mes gravures, et cela grâce à la dénonciation de mon frère.»