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Le comte rapprocha ce moment de bonheur malin de cette phrase de la lettre:C’est grâce à votre profonde sagacité que nous voyons cet Etat si bien gouverné.

«Cette phrase est du prince, s’écria-t-il, chez un courtisan elle serait d’une imprudence gratuite; la lettre vient de Son Altesse.»

Ce problème résolu, la petite joie causée par le plaisir de deviner fut bientôt effacée par la cruelle apparition des grâces charmantes de Fabrice, qui revint de nouveau. Ce fut comme un poids énorme qui retomba sur le cœur du malheureux.

– Qu’importe de qui soit la lettre anonyme! s’écria-t-il avec fureur, le fait qu’elle me dénonce en existe-t-il moins? Ce caprice peut changer ma vie, dit-il comme pour s’excuser d’être tellement fou. Au premier moment, si elle l’aime d’une certaine façon, elle part avec lui pour Belgirate, pour la Suisse, pour quelque coin du monde. Elle est riche, et d’ailleurs, dût-elle vivre avec quelques louis chaque année, que lui importe? Ne m’avouait-elle pas, il n’y a pas huit jours, que son palais, si bien arrangé, si magnifique, l’ennuie? Il faut du nouveau à cette âme si jeune! Et avec quelle simplicité se présente cette félicité nouvelle! elle sera entraînée avant d’avoir songé au danger, avant d’avoir songé à me plaindre! Et je suis pourtant si malheureux! s’écria le comte fondant en larmes.

Il s’était juré de ne pas aller chez la duchesse ce soir-là, mais il n’y put tenir; jamais ses yeux n’avaient eu une telle soif de la regarder. Sur le minuit il se présenta chez elle; il la trouva seule avec son neveu, à dix heures elle avait renvoyé tout le monde et fait fermer sa porte.

A l’aspect de l’intimité tendre qui régnait entre ces deux êtres, et de la joie naïve de la duchesse, une affreuse difficulté s’éleva devant les yeux du comte, et à l’improviste! il n’y avait pas songé durant la longue délibération dans la galerie de tableaux: comment cacher sa jalousie?

Ne sachant à quel prétexte avoir recours, il prétendit que ce soir-là, il avait trouvé le prince excessivement prévenu contre lui, contredisant toutes ses assertions, etc. Il eut la douleur de voir la duchesse l’écouter à peine, et ne faire aucune attention à ces circonstances qui, l’avant-veille encore, l’auraient jetée dans des raisonnements infinis. Le comte regarda Fabrice: jamais cette belle figure lombarde ne lui avait paru si simple et si noble! Fabrice faisait plus d’attention que la duchesse aux embarras qu’il racontait.

«Réellement, se dit-il, cette tête joint l’extrême bonté à l’expression d’une certaine joie naïve et tendre qui est irrésistible. Elle semble dire: il n’y a que l’amour et le bonheur qu’il donne qui soient choses sérieuses en ce monde. Et pourtant arrive-t-on à quelque détail où l’esprit soit nécessaire, son regard se réveille et vous étonne, et l’on reste confondu.

«Tout est simple à ses yeux parce que tout est vu de haut. Grand Dieu! comment combattre un tel ennemi? Et après tout, qu’est-ce que la vie sans l’amour de Gina? Avec quel ravissement elle semble écouter les charmantes saillies de cet esprit si jeune, et qui, pour une femme, doit sembler unique au monde!»

Une idée atroce saisit le comte comme une crampe: «Le poignarder là devant elle, et me tuer après?»

Il fit un tour dans la chambre, se soutenant à peine sur ses jambes, mais la main serrée convulsivement autour du manche de son poignard. Aucun des deux ne faisait attention à ce qu’il pouvait faire. Il dit qu’il allait donner un ordre à son laquais, on ne l’entendit même pas; la duchesse riait tendrement d’un mot que Fabrice venait de lui adresser. Le comte s’approcha d’une lampe dans le premier salon, et regarda si la pointe de son poignard était bien affilée. «Il faut être gracieux et de manières parfaites envers ce jeune homme», se disait-il en revenant et se rapprochant d’eux.

Il devenait fou; il lui sembla qu’en se penchant ils se donnaient des baisers, là, sous ses yeux. «Cela est impossible en ma présence, se dit-il; ma raison s’égare. Il faut se calmer; si j’ai des manières rudes, la duchesse est capable, par simple pique de vanité, de le suivre à Belgirate; et là, ou pendant le voyage, le hasard peut amener un mot qui donnera un nom à ce qu’ils sentent l’un pour l’autre; et après, en un instant, toutes les conséquences.

«La solitude rendra ce mot décisif, et d’ailleurs, une fois la duchesse loin de moi, que devenir? et si, après beaucoup de difficultés surmontées du côté du prince, je vais montrer ma figure vieille et soucieuse à Belgirate, quel rôle jouerais-je au milieu de ces gens fous de bonheur?

«Ici même que suis-je autre chose que le terzo incomodo (cette belle langue italienne est toute faite pour l’amour)!Terzo incomodo (un tiers présent qui incommode)! Quelle douleur pour un homme d’esprit de sentir qu’on joue ce rôle exécrable, et de ne pouvoir prendre sur soi de se lever et de s’en aller!»

Le comte allait éclater ou du moins trahir sa douleur par la décomposition de ses traits. Comme en faisant des tours dans le salon, il se trouvait près de la porte, il prit la fuite en criant d’un air bon et intime:

– Adieu vous autres!

«Il faut éviter le sang», se dit-il.

Le lendemain de cette horrible soirée, après une nuit passée tantôt à se détailler les avantages de Fabrice, tantôt dans les affreux transports de la plus cruelle jalousie, le comte eut l’idée de faire appeler un jeune valet de chambre à lui; cet homme faisait la cour à une jeune fille nommée Chékina, l’une des femmes de chambre de la duchesse et sa favorite. Par bonheur ce jeune domestique était fort rangé dans sa conduite, avare même, et il désirait une place de concierge dans l’un des établissements publics de Parme. Le comte ordonna à cet homme de faire venir à l’instant Chékina, sa maîtresse. L’homme obéit, et une heure plus tard le comte parut à l’improviste dans la chambre où cette fille se trouvait avec son prétendu. Le comte les effraya tous deux par la quantité d’or qu’il leur donna puis il adressa ce peu de mots à la tremblante Chékina en la regardant entre les deux yeux.

– La duchesse fait-elle l’amour avec Monsignore?

– Non, dit cette fille prenant sa résolution après un moment de silence;… non, pas encore, mais il baise souvent les mains de Madame, en riant il est vrai, mais avec transport.

Ce témoignage fut complété par cent réponses à autant de questions furibondes du comte; sa passion inquiète fit bien gagner à ces pauvres gens l’argent qu’il leur avait jeté: il finit par croire à ce qu’on lui disait, et fut moins malheureux.

– Si jamais la duchesse se doute de cet entretien, dit-il à Chékina, j’enverrai votre prétendu passer vingt ans à la forteresse, et vous ne le reverrez qu’en cheveux blancs.

Quelques jours se passèrent pendant lesquels Fabrice à son tour perdit toute sa gaieté.

– Je t’assure, disait-il à la duchesse, que le comte Mosca a de l’antipathie pour moi.

– Tant pis pour Son Excellence, répondait-elle avec une sorte d’humeur.

Ce n’était point là le véritable sujet d’inquiétude qui avait fait disparaître la gaieté de Fabrice. «La position où le hasard me place n’est pas tenable, se disait-il. Je suis bien sûr qu’elle ne parlera jamais, elle aurait horreur d’un mot trop significatif comme d’un inceste. Mais si un soir, après une journée imprudente et folle elle vient à faire l’examen de sa conscience, si elle croit que j’ai pu deviner le goût qu’elle semble prendre pour moi, quel rôle jouerais-je à ses yeux? exactement le casto Giuseppe (proverbe italien, allusion au rôle ridicule de Joseph avec la femme de l’eunuque Putiphar).

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